On rit du pouvoir mais c’est une chose entendue, personne ne s’en offusque. On rit d’un rire sauvage, un rire de bête blessée quand on se moque d’autrui, ce rire qui nous abaisse quand par lui on cherche à se grandir.
Tous les rires ne se valent pas. Certains sont de qualité, d’autres des crimes contre l’humanité. Des rires totalitaires, des rires de la pensée unique qui dicte le bon goût. Le rire peut être une machine puissante d’exclusion du faible, ou plus exactement du différent. Qui n’accepte pas le rire imposé par les autres se voit relégué au ban de la société. Méfions-nous de ceux qui rient des autres sans humour, qui rient des autres sans pouvoir rire d’eux-mêmes.
Mais il existe d’autres rires : le rire gêné du timide, le rire fou d’un Dali toutes les fois où il est en présence, avant qu’elle ne soit sa femme, de Gala, le fou rire qui fait communier des masses humaines sans déclencheur justifiable, et l’essentiel rire existentiel. C’est ce rire qui sauva parfois l’âme des Juifs déportés. C’est le rire de l’homme misérable – et l’homme est toujours d’abord misérable, fragile, absurde, mortel. L’important n’est pas le sujet qui provoque le rire mais le sujet qui rit. Je ris parce que j’ai conscience de ma fin. Je ris parce que face à l’implacabilité de la mort plus rien n’est sérieux, pas même la mort. J’exprime la vie dans son immanence, sa présence immédiate. Je déploie ma gorge tendue, je choque entre elles mes cordes vocales, instruments primitifs, j’ouvre une bouche large, je laisse monter une colonne d’un air tonitruant et lance au monde la chair graineuse de la vie. Le vrai rire ne rit pas de quelque chose, il rit de tout parce qu’il rit du rien. Le vrai rire vient du fond du bide. Il n’est pas pincé, il n’est pas gouailleur, il n’est pas social. Il est précisément existentiel. Je ris donc je suis. Je ris donc j’ai conscience du risible de l’existence, ce temps court allant du néant au néant, ce temps absurde.
Et là est la véritable subversion. On pense que tout devrait être sensé et le sens est une affaire très sérieuse. On construit des cathédrales et des arrière-mondes de sens. On tisse des toiles d’abstractions si grandioses qu’elles attrapent et figent dans leur soie gluante les illuminations du non-sens. Le pur rire de la vie vient éclater les pensées gelées d’un monde qui cherche à rouler comme une machine bien huilée, comme une usine tayloriste. Le rieur existentiel, celui qui rit d’abord de lui, de l’absurdité du monde et de la mort, celui-là s’expose au danger d’être vivant dans un monde de cadavres endimanchés. Il risque d’être vrai, d’être lui, là où seuls les jeux factices des images sont acceptables et acceptés par les loups. Le rieur est révolutionnaire. Riez de la cravate d’un ministre, riez du noir en boubou frigorifié sous nos climats, riez de tous les rires de connivence, riez depuis vos peurs les plus dégueulasses, et vous gagnerez votre carte au club. Mais riez au soleil, riez à la vie, riez seul, riez de vous, riez pour rien et vous devenez un arraché, un météore, un déglingué. Et vous devenez un Homme.
Bergson nous a appris que le rire survenait quand on observait un décalage entre un mécanisme ancien, une habitude, une raideur et une situation nouvelle à laquelle l’adaptation ne s’est pas faite. On a posé des punaises sur ma chaise pour me faire une mauvaise blague, je ne m’en rends pas compte, je m’assois, les autres rient. Moi pas. Moi j’ai manqué de souplesse dans mon rapport au monde. Et Bergson de poursuivre : le rire permet donc d’assouplir chacun, et d’élever la société vers une plus grande adaptation. Le rire a une fonction sociale. Mais je ne veux pas m’adapter et comme le rire est une affaire de décalage, je lui préfère un rire décalé. Que le rire me rende inapte, que le rire me décale. Que mon cœur rie de son son propre, le sien, et non celui de l’uniformité. Je veux rire à côté, rire différent. Je ris parce que j’ai conscience d’être unique, parce que j’ai conscience de ne pas tout à fait appartenir au monde. Et je rêve d’un grandissime orchestre de rires discordants, d’une foule joyeuse qui se tord, qui s’esclaffe, qui se tire-bouchonne dans une ivresse dionysiaque qui ne soit pas à l’unisson. Chacun sa marge. Une formidable cacophonie venue de nulle part, des rires jaillissants – il est à l’intérieur de chacun de nous, il est notre part de vie intacte, il est notre destin, il est notre personne, notre liberté – du néant.
Des rires jaillissants du néant.
Illustré par Lucas Dulac.