À la croisée du cercle

Il faut d’abord prendre conscience de ses prisons intérieures avant toute tentative de pseudo-évasion.

Liberté ! Liberté ! Liberté ! Soit. Liberté ! Liberté ! Liberté ! Mais encore ? Au palmarès des mots fourre-tout, liberté arrive en tête, si bien que le mot en personne demande souvent aux poètes de transmettre aux hommes sa volonté de claquer la porte du langage, de disparaître des bouches et des éditoriaux. Oui, Mesdames et Messieurs, la liberté est malade de l’utilisation maladroite que nous faisons d’elle à longueur de journée, alors, je vous l’annonce, la liberté se retire dans un long silence.

Soit. C’est mieux non, un monde sans liberté, c’est aussitôt plus familier, n’est-ce pas ? Plus aucune marge d’initiative personnelle, plus aucun acte ne sort de la grande et bruyante gestuelle mondiale, welcome dans le monde binaire, c’est cela ou cela et c’est tout ! Et si vous n’êtes pas d’accord, vous n’êtes pas moderne, vous ne vivez pas avec votre époque. Après cela, étonnons-nous que le verbe se fâche de nos indignités très dociles. La liberté exigerait-elle de nous des rebelles ? non ; des vivants, juste des vivants. Dans la longue liste de romans qui illustrent la liberté, je reviens souvent à celui de Yannick Haenel, Cercle, et la raison de mon choix se fonde sur un principe simple, celui d’une liberté qui commence d’abord par prendre conscience de ses prisons intérieures avant toute tentative de pseudo-évasion. Arthur Rimbaud, en bon mystique contrarié, écrivait : « Nous ne sommes pas au monde, la vraie vie est absente, il ne s’agit pas de fuir, mais de trouver le lien et la formule. » D’emblée, Yannick Haenel trace d’une main fragile et honnête le périmètre d’un cercle qu’il ne dépassera pas : créer un personnage qui opère dans son intimité un changement de vie sans se dissoudre ni se meurtrir dans d’ennuyeuses enjambées de pseudo-aventurier via des horizons lointains ou paradis artificiels.

Non, rien de cela. Il opère un changement radical mais il reste et c’est justement parce qu’il reste, lucide et conscient, qu’il ne fuit pas en victime dépressive de la société, que Jean Deichel, c‘est son nom, devient corps et âme, le lien et la formule – odyssée de sa quête, en sous-main la nôtre : vivre une existence absolue. Un jour, à 8h07, son désir de liberté se manifeste par une phrase qui le sollicite et qui l’engagera tout entier à désobéir enfin… C’est maintenant qu’il faut reprendre vie. Il y avait une lumière nouvelle dans les arbres, du vert partout, du bleu, et ce vent léger où flottaient les désirs. J’ignore d’où venait cette phrase mais elle glissait dans ma tête.

Aussitôt, il y eut une série d’étincelles autour de ma tête, puis la phrase s’est enroulée autour de mes épaules en y traçant des lignes rouges, oranges, jaunes ; elle a cheminé le long de mon bras, lentement, jusqu’à ma main et s’est gorgée d’un sang bleu-noir c’est ainsi que le livre a commencé à s’écrire. Dès lors, la vie si longtemps flouée par la tromperie intime propre à nous tous soudain gicle, par alternance telle une source à travers les mottes de terre qui l’obstruaient.

Du corps et des entrailles soulagés du narrateur naissent des phrases peintes d’abord par ce nouveaux flux organique et ensuite écrites sur des coins de table, en morceaux, débris crus nés simultanément de son nouveau regard sur le monde et de son rapport sensuel avec celui-ci, c’est en vrai poète que Jean Deichel goûte (et nous avec lui) à la nouveauté jusque-là cachée sous le voile des automatismes et des habitudes du paraître et des clichés. Il ne vit pas, il naît et nous entraîne dans ce mouvement gigantesque de ses entrailles qui saignent parce qu’il accouche de son être tout en assumant les traces que l’enfantement laisse, traces d’enfant du soleil, d’enfant de l’humanité dont nous avons oublié la beauté. Amoureux d’une danseuse de la troupe de Pina Bausch, Jean Deichel touche la vraie vie, celle qu’une liberté mythique et fossilisée nous empêche de toucher : « Chaque geste d’Anna ouvre une brèche, chacun de ses gestes s’aventurent dans le vide ; et vivre c’est ça, me disais-je, c’est exactement ça : un corps qui connaît le vide et s’aventure enfin dans l’existence, il se met enfin à vivre, il s’envole et flotte, loin au-dessus de l’action car il n’y a pas de geste ancien, il n’y a que des gestes nouveaux, d’un geste nouveau s’invente un geste nouveau, d’une pensée nouvelle s’invente une pensée nouvelle vierge de tout préjugé, vers un nouvel espace ».

Libre, ce n’est pas fuir, c’est éprouver sa naissance dans l’amour les uns avec les autres.

Liberté ! Liberté ! c’est naître sans cesse. Le narrateur en son for intérieur se rénove, il est capable de voir au fur et à mesure sans filtres mensongers : « Je regardais distraitement Notre-Dame, avec son air de monstre royal. Je me disais : un trône. Notre-Dame est un trône à ciel ouvert, un trône de pierre. Et qui s’assied dessus ? La Vierge Marie ? Après tout, c’est à elle qu’est dédiée la cathédrale. Elle est partout là-dedans, elle y vient en souffle : c’est ce corps féminin que j’aime dans Notre-Dame, ce corps lourd qui s’élance au ciel, troué de lumières rouges et bleues. Une dame ouverte en l’air qui se laisse traverser par le temps. »

Le texte, les fibres, les mots de Yannick Haenel deviennent notre écho, une reconnaissance secrète s’opére, le livre sait de nous ce que nous ne savons pas encore. Verbe-chair. L’odyssée devient contagieuse, et soudain la liberté semble moins honteuse de transiter par nos voix, par nos corps parce qu’un spasme d’honnête motivation la rend viable, incarnée. Un semblant de liberté, c’est sans doute l’usage de soi ailleurs que dans les distractions étourdissantes qui nous occupe, ailleurs que la célèbre origine qui nous rend frères humains ; le lien et la formule. Libre, ce n’est pas fuir, c’est éprouver sa naissance dans l’amour les uns avec les autres, c’est admettre nos si nombreuses similitudes.

Liberté ! Liberté ! Vous entendez le bruissement musculaire du mot qui soudain revient ?

Photographie à la Une © Loïc Mazalrey.

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