Brève histoire des insensés

Le fou, entendu dans sa conception pathologique de la démence, se retrouve aussi bien au cœur de l’histoire réelle que fictive.

Le 30 juin 1838, à l’Assemblée nationale, est enfin adoptée la loi dite « des Aliénés » après des débats houleux dans l’hémicycle. Sous l’effort conjugué de deux hommes, Philippe Pinel et Jean-Étienne Esquirol, cette loi apporte plusieurs innovations dans le domaine du traitement de la maladie mentale – parmi lesquelles l’obligation pour chaque département français de se doter d’un établissement psychiatrique, placé sous tutelle de l’État.

Depuis ce jour de 1838, on donne – au-delà d’un statut juridique – une place au fou dans la société : une place autre que celle à laquelle il avait eu droit au cours des siècles passés, soit celle de l’enfermement dans des geôles sommaires au milieu de criminels, de la maltraitance et de la malnutrition dans leurs familles, des conditions de vie misérables, ou pire, des accusations de sorcellerie au Moyen Âge… 1838 : le fou apparaît sur l’échiquier social. Mais cette « Loi des Aliénés » apporte surtout une avancée majeure, un principe fondamental qui va à l’encontre des mœurs de l’époque : un homme ne peut plus faire interner un autre homme sous le seul prétexte qu’il le considère comme fou ! Désormais, la décision de l’hospitalisation résultera d’une analyse psychiatrique ; l’interné a droit au respect de la dignité humaine. Lorsqu’il y a internement, on cherche à comprendre, malgré le manque d’éléments, ce monde hors-du-monde ; on détermine des causes, dessine des hypothèses, tente de confier des activités – parfois rémunérées – aux malades. À cette époque, on choisit un mot pour décrire ces hommes atteints de folie : les insensés.

Un matin de février 1854, le célèbre compositeur allemand Robert Schumann, âgé de quarante-quatre ans, entend à répétition la note la. Il se trouve dans une pièce où règne un silence total, dans sa maison de Düsseldorf. Jour après jour, il verse dans un état de démence appelé « hallucinations auditives ». Le 10 février, la note l’obsède, commence à former une composition dans son esprit. Il écrira : « C’est une musique si magnifique qu’on n’en a jamais entendu de pareille sur terre. ». Schumann sombre dans la folie sous les yeux de sa femme et de ses huit enfants, puis, pris d’une véritable frénésie de travail qui lui fait perdre jusqu’au sommeil, il compose le Geistervariationen (« variations des esprits »). Le 17 février, il atteint le paroxysme de sa démence avec une violente crise nocturne qui le fait avoir des hallucinations auditives et visuelles. Schumann devient obsédé par sa musique, il en est devenu le prisonnier. Le 27 février à l’aube, il sort de chez lui en robe de chambre et pantoufles, traverse Düsseldorf sous la pluie, atteint le parapet de la berge qui donne sur le Rhin et se jette dans le fleuve. Il échappe de peu à la noyade ; un batelier qui a vu la scène s’empresse aussitôt de le récupérer. Le compositeur est alors interné à Bonn, dans un asile psychiatrique d’où il ne sortira plus jusqu’à sa mort, deux ans plus tard. Le Geistervariationen est sa dernière composition, celle qu’il a laissée à l’entrée de l’asile, avant de se murer dans la solitude, l’isolement et le silence.

Mais l’artiste en général, ne manque pas d’être considéré comme un aliéné : le poète Émile Nelligan finira ses jours dans un asile – « Je mourrai fou. », déplorait-il – et la sculptrice Camille Claudel n’aura pas la chance de goûter à la mansuétude chrétienne qui suinte des écrits de son frère, Paul, qui décidera de la faire enfermer (preuve que la loi de 1838 a eu bien de la peine à se faire respecter…).

C’est justement dans l’art, et notamment la littérature, que le fou a trouvé un écho formidable de son art de vivre. De Victor Hugo, qui célèbre la tradition de la Fête des fous dans Notre-Dame de Paris, à la Salle 6 de Tchekhov – où l’on suit les déboires d’un psychiatre désabusé, finissant interné dans son propre asile – au Horla de Maupassant, la folie n’agit pas seulement comme un ressort de la fascination humaine. On fouille dans les tréfonds du manque de sens au sein même de la vie humaine ; ce manque de sens, cette démence, apparaît comme le point le plus aigu de l’absurdité de la condition humaine. On pourrait se poser la question : sommes-nous des fous ployant sous la nécessité de la raison, ou des êtres rationnels – maintenus par des croyances, des mythes, des traditions – qui ne peuvent s’empêcher de verser dans cette folie qui aide à vivre, et par là-même… à mourir ? L’artiste obsédé par son activité est-il un fou qui s’ignore, un fou qui connaît seulement le chemin du retour – mais pas toujours, comme en atteste l’agonie de Schumann ? Enfin, la folie collective – celle des guerres, du fanatisme religieux, de l’hystérie mercantile en période de soldes – est-elle un horizon indépassable de notre temps, à mesure que l’Histoire nous confronte à l’extinction de nos repères naturels et spirituels, et que – subsidiairement – la technologie prend le pas sur ce qu’il nous reste de raison ?

Et puisque ce monde travaille sans relâche à l’élaboration d’une intelligence artificielle et supérieure, il nous faut tenter d’anticiper. Aller jusqu’au bout d’une certaine folie. Car si, dans un futur pas si lointain, les robots amenés à prendre les décisions rationnelles à notre place, à nous soigner à notre place, à prendre notre destin en main, à nous faire la vie plus douce, plus longue, plus mécanisée, décident de nous faire enfermer dans des asiles psychiatriques au regard de la démence humaine, quel argument nous faudra-t-il leur opposer ?
La littérature foisonnante sur les fous ? Un roman de Victor Hugo, une nouvelle de Tchekhov ? Une sonate de Schumann ? Cela suffira-t-il…? L’hypothèse d’un enfermement inéluctable de l’humain sous le règne du robot est à prendre au sérieux : cette intelligence, qui nous aura suppléés, pourra-t-elle nous considérer autrement que comme des insensés ? Et ce règne à venir effacera, en même temps que la folie de l’action humaine, son pouvoir de création.

Alors, nous aurons atteint le stade ultime de la fête des fous.

Photographie à la Une © Pierre-Paolo Dori, Suicide – Polaroid 8 x 10.

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