Je n’ai rien laissé au hasard

Il est 19h13. Demain sera important. Le ciel est légèrement couvert comme l’avait prédit Météo France. Mon rythme cardiaque est, d’après mon Apple Watch, normal. Je me prépare à m’organiser.

Les doigts sur les touches tendres du clavier, j’ouvre Google Maps, entre ma destination, lance l’itinéraire, choisis le chemin le plus rapide, le plus court et le moins cher. Je regarde à l’aide de Sreet View les couleurs de la façade, l’apparence de la porte, l’allure de la rue, ce que je peux deviner derrière les vitres ou lire dans leurs reflets. Je screenshot les horaires de la ligne de bus et sa trajectoire. Je compte mon temps, mets mon réveil, en avance, minute douche, madeleine trempée dans le café. Mon sac est prêt. Mes vêtements pour le lendemain, pliés et repassés, attendent sur le valet de chambre. Le rendez-vous est pris depuis des jours. J’ai vérifié ses goûts sur Facebook, ses opinions sur Twitter. Certaines de ses photos m’ont étonné. Je m’y suis habitué. Mon iPhone est en charge, la playlist enregistrée. Les astres me seront favorables. Tout est sous contrôle : mon angoisse est muselée.

La technologie n’est-elle pas l’ennemi du hasard ? Son progrès n’est-il pas de faire reculer l’incertitude ? Elle outille, appareille, elle médiatise, intercale entre le monde et mes sens des filtres et des amplificateurs. Je ne vois plus, je prévois. Anticipons le pouvoir de nos black mirrors : Google Glass, enregistrement continu, mémoire absolue ; pression médiatique, massification de l’information ; eugénisme ; contacts bloqués, fréquentations triées ; refus du deuil, les morts ressuscités. L’angoisse parfaite : la mort et son indétermination. Du bétail égorgé sur les autels, de l’herméneutique astrale, du bois que l’on touche, des échelles que l’on évite, des dieux que l’on prie aux profils de rencontres géolocalisés, aux sondages d’opinions, aux graphiques projectionnistes, coucous suisses, et sismographes, nous soufflons sur nos existences l’air glacé d’un futur à posséder. Nous mortifions nos vies, calculées, frigorifiées ; absents par anticipation. Voyageurs dans le probable, fantômes des temps présents. Névrosés et illusoires maîtres et possesseurs de la Nature.

Toujours, la mort surprend. Les bourses s’effondrent, les crises adviennent, surgissent les imprévus. Je suis désarmé. J’avais tout pensé et l’impensable survient. Je reste sur le carreau. Mon Iphone m’est arraché des mains, le chemin s’efface. La façade a été repeinte depuis les photographies satellitaires, je ne reconnais plus rien. Une attaque cardiaque a emporté mon rendez-vous dans la nuit. La perfection m’a pris par la main, assise sur le siège d’à-côté, dans le bus. Mon réveil n’a pas sonné et mon rêve ininterrompu m’a offert le sujet de mon prochain récit. Chacun sait que l’imprévisible gagne toujours. Nous nous obstinons. Nos chercheurs fouillent nos cellules, nos passés, nos territoires, nos flux, nos puces, nos pensées. Ces pensées qui enferment. Nos oreilles se clôturent, nos paupières se ligaturent : nous nous embullons dans la peur. Indisponibles.

On manque de hasard. S’offrir des déconnexions, des errances. Je me perds dans un monde qui ne m’attend pas, inattendu. Je m’ouvre. Je deviens pur réceptacle, feuille de carbone sensible sur laquelle les choses se témoignent. Je ne veux pas arriver au but, je me laisse pénétrer par les humeurs, par l’entour. Je me dépossède des prévisions, des météos, des indices, des programmes, des autoroutes. Souple comme le cavalier suivant les mouvements de sa monture animale. Fatiguer notre pouvoir et nos peurs : lâcher prise.

Je n’ai rien laissé au hasard, et le hasard m’a réveillé, quelque fut la dureté de mes armures, l’aiguisement de mes appareillages technologiques. Lunettes télescopiques, sonotones, déambulateurs GPS, prothèses avec diodes clignotantes et SIRI, je reste déséquilibré, vivant et mortel.

Photographie à la Une © Christian Ferraris.

1 Comment

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    Répondre août 10, 2016

    Debra

    Très beau texte, très bien écrit, merci.
    Le VERBE y vit, et ainsi… VOUS (et moi), NOUS vivons grâce à… votre ? verbe.
    Antidote à ce que vous décrivez (parmi tant d’antidotes possibles, le mieux est de trouver les siens) : traverser la France, en voiture, d’est en ouest, sur les petites routes, en ouvrant les yeux sur ce qui s’offre par la route d’un trajet choisi pour sa beauté et ses attractions, et se souvenir que le temps qu’on passe en trajet, en attendant d’arriver au BUT tant escompté a aussi une durée, et que pour se sentir présentément vivant, il vaut mieux trouver le moyen de donner du poids à la durée aussi.
    On sait ce qui se cache derrière la FINalité, n’est-ce pas ?…

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