Jeanne au bûcher

Époustouflant miroir de l’Histoire.

Présenté à l’Opéra de Lyon, l’oratorio dramatique d’Arthur Honegger et de Paul Claudel, Jeanne au bûcher se mue en ce que l’on pourrait presque nommer un « seule » en scène avec au cœur de cette pièce l’interprétation magistrale de la comédienne Audrey Bonnet.
Romeo Castellucci emmène les spectateurs sur un époustouflant miroir de l’Histoire, et c’est là tout son génie.

En 1934, à la demande de la comédienne et danseuse Ida Rubinstein, le compositeur Arthur Honegger créa une œuvre sur Jeanne d’Arc et c’est Paul Claudel qui en rédigea le livret. C’est dans cette période et atmosphère d’entre-deux-guerres, ou d’après 1945 dans cette « France déchirée en deux » que le metteur en scène italien place le début de la pièce, dans une salle de classe où les jeunes filles travaillent en silence. Seraient-elles en train d’étudier une leçon sur Jeanne d’Arc ? Que leur aurait-on appris sur ce personnage historique qui est bien souvent l’objet de récupérations politiques et idéologiques, et qu’en retiendraient-elles ? La cloche sonne et quittant les lieux, leurs voix s’estompent progressivement dans le lointain. La place est alors faite au concierge qui nettoie puis commence à vider la salle en entassant le mobilier dans le couloir dans un certain fracas. De longues minutes s’écoulent comme un temps d’installation nécessaire qui peut-être captivant ou en opposition, irritant pour le spectateur qui peut se demander sur quelles voies il va être emmené.

Quelque chose est en train de s’abattre sur ce personnage mystérieux et taciturne qui cadenasse la porte avec des chaînes, comme pour mieux symboliser son propre enfermement intérieur ainsi que le fait qu’il soit pris au piège. En proie à une sorte de folie, où ses actes quasi-compulsifs semblent obéir à des ordres dictés de l’extérieur, il arrache progressivement le sol, couche par couche, remontant les strates comme pour mieux ouvrir le trou béant de l’Histoire et creuser sa propre tombe. La dimension dramatique de ses actes est soutenue par les premières notes de musique de l’orchestre, dirigé par Kazushi Ono, et le chœur qui entonne les paroles « Ténèbres ! Ténèbres ! ».

Guidé par Frère Dominique, interprété par le monotone Denis Podalydès, ce personnage amorce une transformation physique et retrace l’histoire de Jeanne, de son jugement à sa gloire et jeunesse passées. Le spectateur commence à percevoir les traits d’Audrey Bonnet même si sa voix grave et robotique demeure méconnaissable. Jeanne est jugée, livrée aux bêtes, par un chœur se faisant un tribunal des animaux avec le président cochon, les assesseurs moutons ou l’âne greffier – allégorie d’une société aveuglée et absurde. « Hérétique, sorcière, relapse », telle est la perception d’une Jeanne ayant revêtu des habits comme pour mieux ressembler aux figures du christianisme de Marie ou Jésus et lancer un pied de nez à ceux qui l’accusent.

Se plaçant à l’endroit de la mémoire de Jeanne, Romeo Castellucci se fait l’incarnée pleinement en Audrey Bonnet quand un épais rideau matelassé entoure le plateau avec les lettres A & B brodées en rouge carmin. Dès lors, la comédienne se met à nu en brouillant les limites entre le réel et le spectaculaire. Son corps peint en blanc fait sens avec la pureté et la virginité de cette héroïne des temps passés. Elle recouvre l’épée de son linceul, s’allonge à ses côtés, avant de déverser un liquide corrosif qui va marquer ce drap – dont on devinera en celui-ci le symbole d’un drapeau de France délavé – d’une croix. Suspendue entre ses initiales, l’image christique d’une sainte à en devenir est magnifiée. Outre son épée, l’autre symbole de sa gloire trop vite avortée est celui de son cheval blanc, traîné sur le plateau, et qui semble encore respirer, comme poussant ses derniers soupirs. Une dernière chevauchée pour Jeanne avant le retour à la noirceur et au bûcher. Pas de flammes pour elle, la fille de Dieu, qui descend au tombeau en creusant encore et encore la terre qu’elle a foulé. Ce tombeau pourrait tout aussi bien être l’image d’un charnier revenant ainsi aux horreurs et à la folie des hommes au XXème siècle.

C’est dans cette boucle temporelle que Romeo Castellucci a guidé les spectateurs durant cette épopée, qui prenant le levier de l’Histoire, interroge celle que nous sommes en train d’écrire.

Photographie à la Une © Stofleth.

Kristina D'Agostin

Rédactrice en chef de Carnet d'Art • Journaliste culturelle • Pour m'écrire : contact@carnetdart.com

1 Comment

  • […] révolution qui est motrice tout comme celles que peuvent porter Angélica Liddell, Maguy Marin, Romeo Castellucci, Rodrigo Garcia ou encore Jan Fabre pour ne citer qu’eux. Les codes, les frontières, les murs […]

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