L’auditoire

Ils étaient venus à deux.
Il leur avait proposé le pain que l’on rompt, le sel que l’on partage avec l’esprit qui anime les retrouvailles de vieux compagnons. Ils avaient accepté, ils étaient affamés ; leurs côtes saillaient comme des barreaux de cage.

Lui, n’avait qu’une espérance, parler, philosopher. L’auditoire lui manquait à présent qu’il vivait comme un anachorète, blotti là où les forces de la réaction l’avaient contraint à s’enfouir.

La passion de la tribune, ajuster les mots pour que les idées impactent les cœurs, cette passion-là était plus forte que le ridicule d’un public réduit à deux auditeurs ; le souvenir de la clameur d’une foule conquise, subjuguée, qui se lève, s’arme, et ne ploiera plus sous quelques jougs, surpassait le grotesque de la situation.

Il avait attendu longtemps que quelqu’un vint, ruminant jusqu’à ce que l’amertume empâte sa bouche. Personne n’était venu depuis des années. Alors, lorsqu’il les vit, il entendait les convaincre. Il ne leur laissa pas vraiment le choix ; peut-être que ce pain rassis, ce sel dessus et cette soupe diluée furent ses retors appâts.

Il leur expliqua que le fumier qui nous dirige est une essentielle vermine. Il dit que ces chiens, ces enfants de putain, ces sénateurs, ces députés, ces ministres et ces jean-foutre ne méritent rien que notre pure haine. Il parla de toutes les drosophiles qui volettent autour de ces excréments empaquetés de Neil Barret ou d’Armani ; il en parla longuement de ces larbins qui gravitent autour des étrons qui, lorsqu’ils s’accrètent, se griment en hommes.

Il haïssait aussi bien le maître que le valet et faisait peu de cas de leurs différences de classe dès lors que le soumis méconnaissait la révolte. Il comprenait ces phénomènes et ces syndromes de Stockholm, les leur expliquait, mais ne formulait pas d’excuse à l’égard des serviteurs. Il argumentait qu’un individu a besoin d’autres individus pour négocier et qu’eux n’en sont plus ; il faut les éliminer, dit-il, éliminer ces travailleuses de boulevard du capital.

Ses invités mangeaient. Et lui déblatérait avec une inébranlable conviction. Il insista sur le temps que les parasites nous volent, de l’espace qu’ils nous resquillent, des ressources qu’ils brigandent, de leur velléité d’oppresser, de génocider, d’exploiter, d’enlaidir ; il parla de leur histoire, elle le passionnait car elle était aussi la nôtre, dit-il, celle des vaincus. Il parla des ténias, de ceux qui ne produisent pas et profitent du labeur d’autrui, des techniciens du rien, assureurs, banquiers, publicitaires ; oui, s’exclama-t-il, furieux, volcanique, c’est cette fange-là qui enserre notre liberté et notre égalité. Il ne parlait pas de la liberté et de l’égalité qui sont frappées sur les monnaies ou burinées aux frontispices des soues. Ni de celles qui enluminent les écussons des forces de l’ordre, cette brutale carlingue de sadiques dressée à servir et protéger les affameurs, non ! il parlait des vraies, vivantes, de la liberté et de l’égalité à vivre.

Il leur dit tout cela en fulminant, emporté par la puissance de sa voix rauque ; et ses convives, mangeaient toujours ; l’appétit leur manqua moins que la quiétude. Ils étaient fascinés par la soupe de ce zélote ombrageux.

Puis il leur raconta comment tout est déjà perdu et comment toutefois il faut le tenter parce que nous avons cela que la lie n’a pas, nous avons le romantisme et l’espoir en dépit de tout.

Il leur dit tout cela et bien d’autres mots encore, des mots d’insurrection, des mots d’émancipation, des mots de colère, de poésie, d’amour qui sont tous les mêmes mots.

Il cracha tout ce fiel, grisé, à demi fou de solitude, loqueteux, vieillard hirsute et maronné.

Mais aussi, il les tançait durement. Il soulignait leurs contradictions – d’être si peu engagés alors qu’ils menaient vraisemblablement une existence de forçat ; il les questionna longuement et avant qu’ils ne répondissent, il reprenait la parole. C’est ainsi qu’il avait soulevé les foules naguère. N’avait-il pas fomenté des révoltes ? Des jacqueries ? Combien de chaînes avait-il contribué à briser ?

Il invoqua toute sa mélancolie pour leur offrir de revivre toute la gloriole passée, l’éradication des oppresseurs, cette médecine qui n’a jamais vraiment réussie mais qui est belle comme un parlement en ruines. Toute cette nostalgie romantique, murmura-t-il, est le privilège de nous autres, les enragés, à jamais perdants, que ne connaîtront jamais les foules d’imbéciles dressées par le fouet de la canaille ou achetées avec des rogatons.

Il martela, ne vous soumettez jamais.

Il girait dans sa poisseuse ergastule, ratiocinant, fourbu, voûté, terrassé de frustration. Parfois, il levait le visage vers le minuscule soupirail pour recevoir la clarté de la lune ou le feu d’un mirador ; la découpe des barreaux quadrillait son visage exsangue et pâle.

Il répéta aux quatre yeux rouges qui était son public, ne vous soumettez jamais, oui, ne vous soumettez jamais, mais lui-même n’y croyait plus.

Indifférents, les deux rats finirent de ronger le pain et de sucer la soupe de l’écuelle crasseuse.

Bons convives, ils ne gaspillèrent pas la nourriture.

Ils se retirèrent au bruit de pas et de clefs d’un geôlier anonyme.

Image à la Une : Oeuvre d’Erwan Merzekane, Photographie d’Orianne Plateau.

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