Jardin des délices de Laure Prouvost.
EXPOSITION « Ring, Sing and Drink for Trespassing » par Laure Prouvost jusqu’au 09 septembre 2018 au Palais de Tokyo, Paris.
Folie, délire maniacal – ces mots le mieux décrivent l’atmosphère des vidéos de Laure Prouvost, où les scènes orgiastiques et surréalistes changent à un rythme effréné : sons de frictions des corps, murmures infernaux, sol transpirant, callosités sanglantes qui explosent, poisson agonisant avec une framboise dans sa bouche.
Historiquement, Prouvost s’inscrit dans une longue tradition d’intellectuels et créateurs, se nourrissant des hallucinations : L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, Les Cantos d’Ezra Pound, Le Festin nu de Burroughs, Sodomites de Gaspar Noé, Antichrist de Lars von Trier, sans aller plus loin vers les Hymnes homériques ou les écrits de St. Thérèse d’Avila. Parmi ses représentants, c’est avec Jérôme Bosch, que Prouvost a le lien le plus profond. Tous les deux appartiennent au type d’outsider reconnu : l’artiste, travaillant en dehors des courants stylistiques et problèmes faisant l’actualité de son époque, et en même temps baigné dans les rayons de la gloire.
Les œuvres de Bosch furent accrochées dans les palais princiers et cathédrales de la Flandre, celles de Prouvost s’exposent à la Tate Modern, au Palais de Tokyo et, bientôt, à la biennale de Venise. Bosch et Prouvost partagent pas mal de motifs communs : abondance de labyrinthes, scènes d’allaitement, castration et copulation, placement des animaux en dehors de leur milieu naturel, amour aux insectes et arthropodes.
Or, c’est non seulement l’imaginaire ou la position institutionnelle, mais aussi la vision intuitive du monde, « le glamour apocalyptique de la vie condensée », comme Prouvost elle-même définit le genre de ses créations, qui la réunit avec Bosch. La nature, en tant que masse unifiée des entités minérales et biologiques, est le sujet commun de leur travail. Elle est animée, cruelle et libidineuse, c’est la nature dans son aspect destructeur, avec l’érotisme violent où le plaisir et la souffrance vont main à la main, la nature pendant ses chaleurs, une bête à mille visages et mille pieds, coulant de sang, lait et sperme, Méduse, qui séduit, affole et massacre. Avec toute la puissance et immédiateté, dont l’audiovisuel contemporain donne à l’artiste, Prouvost réveille les phobies les plus chthoniques de la conscience humaine, en plongeant son public dans une sorte de terror antiquus des tragédies grecques, l’horreur de la vie au monde sous la domination du destin sombre et inhumain, l’horreur de celui qui est soumis aux forces du chaos, sans espoir d’y échapper.
Aussi bien chez elle, que chez Bosch dans son Jardin des délices, l’enfer est placé sur la surface de la terre. L’effet artistique des vidéos de Prouvost, telles que It, Heat, Hit (2010), We Will Go Far (2015), Lick in the Past (2016) et surtout Swallow (2013), va jusqu’à l’effacement de la frontière entre imaginaire et réel ; leur dynamisme et l’impensabilité excèdent l’art lui-même, en nous conduisant vers l’ailleurs métaphysique. Tant plus inquiétant est de voir ses dernières expositions, « Looking At You Looking At Us » à la galerie Nathalie Obadia (2017) et « Ring, Sing and Drink for Trespassing », actuellement au Palais de Tokyo, où la vidéo, médium dont elle maîtrise le mieux, ne joue pas le rôle principal.
Chez Obadia, c’était une série de photos de nus, quelques anciennes vidéos, vases aux cactus et sculptures anthropomorphes de tiges de fer, tenant les plaques avec des phrases – incantations, errant d’une œuvre de Prouvost à l’autre.
Au Palais de Tokyo, il s’agit d’une installation plus massive à l’esprit de l’arte povera, prenant forme d’un labyrinthe avec quelques secteurs et la fontaine aux tétons géants sur une piazza centrale ; les sculptures, déjà exposées dans la galerie Obadia, ainsi que les objets de prédilection de Prouvost – rameaux, framboises, légumes, fesses et mamelons, constituent sa carcasse. La fontaine, quant à elle, n’a pas suffisamment de puissance plastique pour servir de point d’articulation d’un espace tellement vaste, l’éclairage si fort tue l’ambiance mystique et ténébreuse dont l’œuvre de Prouvost se caractérise, aucune grande vidéo, qui pourrait expier ces faiblesses, n’a pas été créée à cette occasion.
Pour la première fois dans sa carrière, Prouvost semble se plier devant les conjonctures politiques : à côté d’une veste mouillée, elle écrit, peut-être ironiquement, que c’est le réchauffement climatique qui l’a rendu telle. Le couloir d’entrée dans l’exposition, dominé par des branches sèches, bâtons de fer et pots céramiques, est fort similaire au travail de l’artiste kosovar Petrit Halilaj, exposé à quelques dizaines de mètres ; le segment avec les frigidaires et téléviseurs vétustes, reproduit presque mot par mot la fameuse installation « The Toilet » d’Ilya et Emilia Kabakov (1992).
Dans l’un des coins de « Ring, Sing and Drink for Trespassing », à côté de l’escalier fragile, tremblant et faisant du bruit lorsque quelqu’un monte ou descend, un verre d’eau est accompagné de l’inscription : « This glass contains water from a place no one’s ever been ». Espérons, que Laure Prouvost pourra y aller un jour encore une fois.
Image à la Une © Laure Prouvost.