Les hommes diminués

Assis sur un banc, sous un ciel lourd, nous attendions avec Armand. Nous nous trouvions au printemps, saison du renouveau par excellence. On en n’était plus là. Il n’y avait plus grand chose à faire, si ce n’était d’attendre, bien seuls. On observait l’évolution des arbres qui reverdissaient au fur et à mesure que le temps avançait. On se contentait de ce miracle. Nous étions en train de considérer un pic épeiche cognant sur le bois d’un bouleau, quand soudain un joggeur fit irruption dans notre paysage.

Un petit collant noir serrait ses fesses fermes et rebondies. Ses jambes, dont les mollets saillants attiraient l’œil, étaient épilées. Il avançait fier, le buste haut, à cadence régulière. Un dispositif enroulé autour du bras lui prenait le pouls, indiquait sa tension et lui stipulait que, chez lui, son chien n’avait plus de croquettes. Si l’effort était jugé trop intense, un léger bip se mettait à marcher, et alors l’homme savait qu’il devait se ressaisir. Il passa devant nous et nous décocha une œillade à l’effet d’estocade. Je laissai filer. Mais pas Armand qui se leva subitement en faisant mine de bondir sur l’homme. Celui-ci stupéfait, apeuré, partit dans un sprint de survie, oubliant les bips bips infernaux du bracelet.

Armand, satisfait, se rassit sourire en coin et me dit :

— Une belle farce que je lui ai jouée à guignol hein ?! Qu’il sente un peu son palpitant se dérégler, non ?!

— Sacré méthode en effet tu as toujours été un type attentif aux autres.

— Et comment que je le suis ! Faut être vigilant sinon tu finis comme ce gars, à courir comme un demeuré, entouré des dernières lubies des branleurs de la Silicon Valley ! Et tu veux que je te dise ? Il est là l’…

Armand s’arrêta net. Un jeune homme les cheveux bruns, le visage en fièvre s’était fixé devant nous. Il avait dans les mains une tablette, qu’il serrait précieusement contre lui. Son oreille gauche était toute entière avalée par une oreillette reliée à un casque. Il arborait des lunettes qui masquaient son regard. Il nous regarda et nous dit subitement :

— Vous êtes assis sur XZ.

— Et qui est ce XZ ? répondis-je.

— L’avant dernier prototype qu’il me manque dans ma quête.

— À part un banc bien solide, je ne crois pas avoir XZ sous les fesses, lui répondit Armand.

— Poussez-vous je n’ai pas de temps à perdre.

— Nous n’en avons pas beaucoup à gagner non plus…, signala Armand, qui se leva, las.

Le jeune homme ouvrit alors grand les yeux, tendit les bras en maintenant son écran devant lui et prononça la formule magique :

— Ok Google ! À nous deux XZ !

Alors l’écran émit un léger signal lumineux, se mit à vibrer et dit :

— Good Job ! Let’s go for the next !

Le jeune homme s’inclina religieusement à l’écoute de la voix et partit sans rien dire.

— Au revoir ! balança Armand. Le jeune homme ne se retourna pas.

— Tu vois, il est là l’héritage… L’héritage de l’humanisme athée… Dans la liquidation totale de ce qui fait l’homme, au profit du technologisme. Il est dans cette hystérisation des mœurs et cette négation de l’autre…

J’écoutai en silence. Armand vint se rasseoir auprès de moi, un sourire aux lèvres. Il tendit le bras vers le bouleau. Un deuxième pic épeiche avait rejoint le premier. Et sous un ciel enfin dégagé, et sans un mot, nous observions nos deux oiseaux.

Image à la Une © Alison McCauley.

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