Plus bleu que le bleu de tes yeux

Laetitia est partie doucement, alors que la tarte tatin terminait de cuire. Elle nous a quittés entre la Folie et le Bonheur. Elle aimait lire Carnet d’Art. Hommage.

Les suites au violoncelle de Bach, un thé noir qui infuse, enveloppée la tasse, par les volutes bleues d’un bâton d’encens qui se consume. Le vent est vif dehors, il lave le ciel et fait place nette ; les éléments se détachent comme passés au vernis sélectif. Voici notre décor planté là et vivant. Quand la bise fut venue, Laetitia s’en est allée. Novembre, triste et déçu, n’aura pas ta joue caressée.

Quand tu nous as demandé, avant de t’éteindre, d’organiser ta cérémonie de départ, tu nous as confié une étrange mission. Celle de dessiner ta vie, d’en révéler, à travers une sélection de centaines de photos, numériques et argentiques, des moments de bonheur, de rire et de légèreté. Comme autant de fenêtres ouvertes sur tes paysages intimes et inconnus pour moi. Ainsi, ai-je plongé dans tes souvenirs, alors que je ne savais presque rien de ton existence. En ouvrant tes albums, j’ai retracé l’itinéraire d’une femme multiple et incroyablement belle. Il n’y avait aucune photo de toi enfant. Pourquoi, je n’en saurai rien et peu importe, c’est ainsi. La plus ancienne remonte à la jeune maman que tu fus, tu as aux alentours de vingt-cinq ans. Il y a un peu plus de vingt-cinq ans de cela.

Une femme multiple et belle, en devenir et en partance.

Je suis saisie par ton regard où se reflètent sur chaque photo des évènements dont je parviens à sonder les creux et à soulever les vagues. Peut-être est-ce là une capacité que j’ai développée alors que je tournais les pages rigides de tes albums, m’y agrippant comme à un tronc flottant. J’ai le sentiment que oui : c’est né là, dans ce moment, dans cette tempête. Une sorte de clairvoyance, une nouvelle appétence ; les yeux et les lèvres chargés de sel, guidée par une étoile je suis.

Du bleu-blues pétri de douceur alors que tu es entourée des tiens, au bleu enivré électrique pétillant de bulles de champagne à Noël, en passant par le bleu-thé infusé, quand la petite tête de Cassandre vient se lover dans ton cou.

Effrontée un tantinet rebelle tu sembles, un verre de vin rouge à la main, espiègles, brillants comme deux billes de lapis-lazuli bien polis, tes yeux. Et ici, dessinés de khôl : princesse des mille et une nuits,

Bleu-lagon, toi en maillot dans les eaux chaudes et cristallines des Seychelles. Toi seule qui nage au milieu d’une piscine en Grèce. Bleu-blanc sur fond bleu. Mare nostrum dans l’aurore aux doigts de rose. Toi debout, qui marche, qui danse, qui virevolte dans les bras de Fred, toi qui t’enfuis sur ta jolie bicyclette blanche, toi heureuse et toi, pas-à-pas, tu apparais un peu moins stable ; tu te tiens à la rambarde et tu restes droite. Tu décides, et cela est saisissant de clarté, que tu resterais debout malgré tout. Tu y veilles, jusqu’à ce que, te voilà assise dans ton fauteuil, malgré toi, le regard bleu-cerné. Te voilà inquiète. Le sourcil se fronce. Les montagnes derrière le lac se figent dans la glace et le froid. Comme tes pieds, tes genoux, tes cuisses, tes doigts…

Bleus-vernis, les ongles de tes orteils, pour rire, tes pieds posés sur le marchepied de ton fauteuil électrique. Bleu-rose-mauve, les ciels d’Abadiânia au Brésil, et la chaleur qui revient dans ton regard et dans ton corps. Puis le froid à nouveau, tes yeux baignés de rire, baignés de peurs.

Tout se mélange ensuite, toutes les photos tourbillonnent dans un temps qui ne suit plus aucune chronologie ni logique, un temps sans temps. Des âges sans âges. Un héritage d’images enregistrées dans mon disque doux, aujourd’hui et à jamais.

J’ai caressé ta main, encore chaude. Tes yeux bleus-sémaphores… s’aima fort.

Image à la Une © Augusto De Luca, Polaroid (conservé à la Collection Internationale Polaroid aux États-Unis et au Musée de la Photographie de Charleroi en Belgique).

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