¿ Qué haré yo con esta espada ?

La fascinante beauté de l’infini.

En assistant à la représentation de ¿ Qué haré yo con esta espada ? un des premiers mots qui vient à l’esprit serait magistral. Avec sa dernière création, Angélica Liddell livre un véritable bijou, tant par le texte que par la mise en scène, et pousse à nouveau les limites de sa recherche théâtrale en bousculant plus que jamais l’être.

¿ Qué haré yo con esta espada ? est le deuxième volet de la Trilogie de l’infini que l’auteure et metteure en scène est en train de dérouler. Le premier volet, Esta breve tragedia de la carne, créé en 2015 lors de la 39ème édition du Festival de La Bâtie, révélait toute la ferveur mystique d’une cérémonie où la poétesse Emily Dickinson et les mutilés étaient convoqués. Lors de ce 70ème Festival d’Avignon, à la nuit tombée, dans le Cloître des Carmes, le triangle de la beauté, de l’amour et de la mort s’incarne en se mêlant à la colère et aux tréfonds de l’âme humaine.

Renouer avec les instincts et les âmes, par la poésie.

Le texte juxtapose d’une part, les attentats du 13 novembre à Paris, date à laquelle Angélica Liddell jouait Primera carta de San Pablo a los Corintios au Théâtre de l’Odéon – un moment où la violence poétique mise en plateau devint une violence réelle. Et d’autre part, toute la noirceur, les actes de tueurs en série comme Ted Bundy, Jeffrey Dahmer ou Issei Sagawa – le Japonais cannibale qui assassina Renée Hartevelt, une jeune Néerlandaise de vingt-quatre ans, étudiant tout comme lui la littérature comparée et qui revendiqua son acte comme un acte artistique.

Au fil des trois actes, les intenses monologues succèdent aux tableaux révélant tant la splendeur picturale, à l’image de certaines fresques de Goya ou tableaux de Vélasquez, que la parole dite ou désincarnée. La voix d’Issei Sagawa, la naissance d’un assassin et ses mots reflétant toute sa cruauté donnent une interprétation qui est pourtant d’une étrange beauté, qui témoigne d’un acte d’amour. Le lyrisme, la musicalité, le chant entonné en japonais font naître une certaine forme d’empathie avec cet assassin. Les sentiments ressentis sont assez paradoxaux tout comme dans le tableau créé par huit femmes lorsqu’elles utilisent des poulpes, souvent représentés dans les estampes érotiques japonaises, comme objets sexuels ou instruments de torture. La beauté des images sont en contradiction avec l’écœurement ou la violence projetée pouvant être ressentis.

Dans ¿ Qué haré yo con esta espada ?, les influences de ce que l’on pourrait définir comme des pairs artistiques sont perceptibles : celles de Jan Fabre dans l’endurance, voire l’épuisement quand un des interprètes japonais effectue le même mouvement répétitif ; celles de Pina Bausch dans l’évolution chorégraphique ou encore celles de Rodrigo Garcia au travers de l’esthétique. Ces influences, que l’on pouvait déjà sentir dans des précédentes créations dans une moindre mesure mais qui là exultent, prennent et font sens avec la démarche artistique d’Angélica Liddell en étant clairement lisibles par le spectateur.

Toucher à l’affect personnel, à la parole universelle.

Dans le dernier acte, Angélica Liddell en squelette Loyal interpelle les spectateurs dans une adresse directe. Chacun est responsable du mal qui gangrène le monde dans lequel nous vivons. Nous, nous tous, engendrons ce que nous n’arrivons à percevoir que lorsqu’il est déjà trop tard, quand le mal est fait, quand des hommes massacrent leurs semblables au nom d’une pseudo idéologie ou religion qui en aucun cas ne prône la haine et l’assassinat de son prochain.

Se tourner vers le divin peut-il être salvateur, qu’en est-il de la beauté, de l’amour ? ne sont-ils pas là pour nous sauver, pour sauver le monde ? Que voulons-nous faire de nos sociétés, quelle réelle volonté avons-nous de faire bouger les lignes, voulons-nous vraiment voir grandir nos enfants, voir les personnes que nous aimons vivre dans cette merde que nous avons généré ? le nous est commun, comme une prise de conscience.

À chaque tuerie de masse, à chaque attentat, on crève, on en est malade. Le traumatisme est là, il grandit mais il est hors de question de le laisser faire, de se résigner, de rester impuissant, de seulement pleurer les morts et de se laisser aller dans des zones de confort reflétant la médiocrité de la vie. Chacun a la capacité de faire bouger les lignes et il est plus que nécessaire que les prises de conscience se réveillent, se développent et s’accroissent.

Angélica Liddell est une artiste majeure allant jusque dans les tréfonds de l’être humain, exprimant l’indicible, s’exposant sans aucune limite pour questionner. Dans ce voyage entre Tokyo et Paris, faisant appel au vécu collectif et non seulement personnel, elle fait jaillir les instincts en s’attaquant aux bien-pensants, à la morale d’un autre temps ou moutonnière. Mêlant la beauté, l’amour et la mort, ¿ Qué haré yo con esta espada ? amène dans des lieux où nulle tranquillité n’est possible.

« Elle aurait dû chanter, cette âme humaine, et non parler ! ».

Qué haré yo con esta espada ?, par Angélica Liddell. Cloître des Carmes, à 22 heures, jusqu’au 13 juillet. Durée : 5h.

Photographie à la Une © Christophe Raynaud de Lage / Festival-d’Avignon.

Kristina D'Agostin

Rédactrice en chef de Carnet d'Art • Journaliste culturelle • Pour m'écrire : contact@carnetdart.com

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