Taisez ce trouble que je ne saurais ouïr

Il n’est de fou que perçu comme tel. Faites taire les fous, et vous les rendez sains d’esprit.

La société, mue par de puissantes forces de conservation de l’ordre établi, passe le plus clair de son temps à exclure tout élément qui pourrait la déstabiliser : l’étranger, le pauvre, le doux rêveur, le drogué et le fou. Montrez un signe de folie et, aussitôt, vous serez pris en charge.

L’huître et le mutisme des grains de sable.

Tel un mollusque bivalve solidement amarré dans le bassin d’Arcachon, nous ne voulons pas être importunés par l’originalité d’un grain de sable mal venu. Si celui-ci s’installe durablement dans notre environnement intérieur, il faut l’isoler, et, ne pouvant l’expulser faute de muscle adapté, le recouvrir de carbonate de calcium. Une fois l’importun transformé en perle, nous pouvons reprendre notre inlassable cycle de filtration de l’eau du laca d’Arcaishon – émettons l’hypothèse que les mollusques gascons parlent l’occitan.

Ce phénomène, analogue à toute réaction immunitaire humaine, est aussi semblable aux réflexes d’exclusion que montrent toutes les sociétés. Les cibles varient selon le contexte idéologique, politique, économique, mais toute société tient de l’huître et du lymphocyte. Dans son Histoire de la folie à l’âge classique, Michel Foucault expose que des léproseries médiévales aux premiers hôpitaux psychiatriques, une même logique demeure : parquer à l’écart celui qui nous dérange, qu’il soit malade et contagieux, fou, criminel, ou pauvre. Banlieue paupérisée réservée à l’immigration du siècle passé ou établissement sanitaire sécurisé, il faut mettre les éléments qui dérangent à l’écart.

Si, depuis les travaux de Sigmund Freud, la gestion de la folie est passée de la simple marginalisation à la prise en charge clinique, la logique d’exclusion reste à l’œuvre. Pour ne pas être exclus, masquons notre folie, et dissimulons tous les signes qui nous trahiraient. Si l’huître ne sait pas que le grain de sable est là, elle ne lui confectionnera pas de sarcophage précieux. Si le fou se tait, personne ne le mettra à l’écart.

Tourner sept fois son huître dans sa bouche avant de déglutir.

Fort heureusement pour nous, Homo sapiens est doté, dans sa psyché comme dans son cerveau, de structures qui lui permettent de surveiller les messages qu’il émet à destination des autres – ce dont ne dispose pas le grain de sable, bien vite en-sarcophagé. Si, de temps en temps, un lapsus vous échappe, c’est que des centaines d’autres auront été retenus par vous – ou, du moins, par une partie psychique et physique de vous. Cette capacité est dite « surveillance » : c’est elle qui vous permet, à l’oral, d’accorder les participes passés passifs dont l’auxiliaire avoir n’est pas antéposé – si vous les accordez encore, en bon grammairien amateur. C’est elle, également, qui vous permet d’adapter votre langage à la situation dans laquelle vous vous trouvez, en refoulant consciencieusement toutes les grossièretés dont vous aimeriez gratifier votre patron, votre jury de thèse, votre petit(e) ami(e) décevant(e) ou le conducteur de l’autobus.

Si ce phénomène de rétention des informations impropres est psychologique, son équivalent neurologique et intérieur existe. Derrière votre front est située une aire cérébrale chargée d’évaluer, à chaque seconde, un nombre très élevé de possibilités. « Si j’arrêtais de lire ce Carnet d’Art et que j’allais me brosser les dents avec une carotte ? Si je plaquais mon travail pour apprendre le gascon landais ? Oh, un joli précipice ! Et si je sautais ? ». Ayant évalué toutes ces possibilités, cette aire cérébrale sur-vitaminée fait le tri et ne communique à votre conscient que les hypothèses validées par l’expérience et les instincts primordiaux, comme celui de la survie. Mais, quand vous êtes infectés par la toxoplasmose ou que les mouvements qui agitent votre inconscient sont trop forts, c’est la mauvaise information qui vous est transmise. Si vous entendez des voix, c’est probablement que vous entendez, comme venant d’une tierce personne, cette aire qui pense en vous – et qui raconte, le plus souvent, des choses absurdes. Parfois, sans avoir besoin de passer par l’illusion auditive, votre jugement est trompé par une défaillance de cette petite aire cérébrale, qui vous propose comme possibilité rationnelle la carotte brosse-à-dents, le gascon professionnel ou la figure aérienne un peu trop acrobatique. Dans les deux cas, vous ne savez pas vous démêler de la pluralité qui est en vous, et faîtes l’expérience troublante du ça qui pense en moi, de l’aliénation qui ne vient pourtant que de vous.

Homo sapiens, quand il est bien portant, surveille donc tout ce qu’il dit et fait, pour ne pas être pris pour fou.

Crâne déformé – Vieille femme © Muséum de Toulouse.

Artaud est un drag-queen.

Parfois, certains individus – que l’on qualifiera, si possible post-mortem, de génies – choisissent d’assumer pleinement leur différence, leur rapport à la réalité fait de rationalité biaisée, ou plutôt : différente. Ils ne vivent pas dans le même monde que nous et ne veulent pour rien au monde se conformer à notre pensée rationnelle et apaisante.

Ces individus, parce que leur psychisme est grandement malade ou parce qu’ils ont le courage surprenant d’assumer leur polyphonie interne, se moquent d’être caractérisés comme fous. Opiomanes, prophètes illuminés et futurs suicidés, les génies de la littérature ne sont pas d’une santé mentale rassurante. Bien plus, c’est probablement leur folie qui est à l’origine de ce qu’ils créent. Leur décalage vient rompre l’ordre établi, le déchire dans une jouissance supérieure – l’art.

Après tout, il a été démontré que le style de Marcel Proust était symptomatique de l’asthme de son auteur. De là à en déduire un lien de causalité, il n’y a qu’un pas – que nous obligent à franchir d’autres auteurs, dont la qualité tient à leur décalage d’avec la société. Au premier rang desquels : Antonin Artaud. Chez lui comme chez peu d’autres, la volonté de faire irruption est manifeste : irruption du fou sur la scène, irruption du malade dans un monde devenu hygiéniste, irruption du dépravé dans une société moralisatrice. La novlangue anglicisée du marketing et des médias dirait : faire disruption. Disrupter le réel. Le faire dérailler, disjoncter, le décaler brutalement, lui imposer la pluralité des approches, faire coïncider les différentes cordes quantiques en un même lieu artistique. L’esthétique de la rupture, de la provocation, du déchirement des conventions que mettent en place ces fous est leur qualité première. Leur poétique est celle de la confrontation sublime. Une poétique à l’image de celle des drag-queens, qui viennent détruire tous nos stéréotypes de genre en assumant simultanément leur corps d’homme et leur genre féminin, imposant dans l’espace public un objet impensable, impossible, révoltant et fascinant.

Dans l’œuvre d’Artaud, la douleur de la syphilis, l’héroïne, la cocaïne, le laudanum et la mégalomanie syncrétique qui lui donnent l’impression de partir en Irlande avec la canne de Confucius et celle de Saint Patrick sont indissociables de sa création. S’il crée un « théâtre de la cruauté » fou, fait de corps palpitant à en mourir, c’est à l’image de son propre corps et de son propre esprit. S’il met en avant Le Théâtre et son double, c’est qu’il fait face, héros solitaire, à la duplicité de son être, au lieu de la fuir et de ramener le pluriel à l’unique, comme nous nous efforçons tous de faire.

La même radicalité se retrouve aujourd’hui dans l’art contemporain et parfois au théâtre. Sans vouloir préjuger de l’état mental de Romeo Castellucci, celui-ci propose encore, en digne successeur d’Artaud, un théâtre où la folie s’assume comme une réalité au premier degré. Il sait mettre le spectateur au contact d’un régime de réalité différent, qui ne se surveille pas, qui envahit et qui noie. Mais la répression n’est jamais loin, et le performeur Steven Cohen – qui se définit lui-même comme africain, blanc, juif et homosexuel et n’hésite pas à défiler juché sur des talons de plexiglass dans les bidonvilles de Johannesburg – a été reconnu coupable, en 2014, d’exhibition par le tribunal correctionnel de Paris. Si sa condamnation ne s’est pas accompagnée d’une peine, elle montre bien que la société contemporaine ne sait toujours pas réagir à la radicalité de l’artiste.

Antonin Artaud – Autoportrait (1946).

Baudelaire, une perle homéopathique dévoyée.

Si le décalage brutal entre Steven Cohen et la société le rend condamnable, c’est que la folie de ses créations est trop grande pour être ramenée à la norme et ainsi acceptée par elle. L’enrobage de nacre que l’huître développe autour du grain de sable importun sert à le rendre inoffensif au développement du mollusque.

À l’opposé de Steven Cohen et d’Antonin Artaud, il est d’autres fous illuminés qu’on a voulu intégrer, qu’on a ramenés à la norme, qu’on a intégrés – en les dénaturant. Il faut, face à des situations comme celle de la poésie de Charles Baudelaire, se poser la question : la large diffusion de son œuvre dans les programmes scolaires ne s’est-elle pas accompagnée d’une réduction de son potentiel dérangeant ? En construisant une figure du poète extrême, du travailleur de mots fou, on a peut-être oublié que communiquer sur Baudelaire, ce devrait avant tout être communiquer l’écart, la joie de la transgression et pas l’exercice du commentaire littéraire. La marginalité du poète est un appel à devenir soi-même marginal et ne devrait jamais être, par catharsis, une marginalité à dose homéopathique nous permettant de rentrer dans le rang.

Joyau de la littérature, Baudelaire en-perlé est devenu un des instruments conformistes de notre société. La nacre l’empêche de respirer, et nous le regardons sagement suffoquer, bien contents de voir un opiomane syphilitique amateur de prostituées voluptueuses servir enfin le bien commun.

Image à la Une © Le Monde dans une tête de fou – Anomyne (vers 1590) © BNF, Département des cartes et plans.

1 Comment

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    Répondre octobre 13, 2017

    Debra

    J’ai des réserves sur ce vous écrivez là.
    Parce qu’en braquant le projecteur sur l’oeuvre normative de la société, vous passez sous silence la souffrance extrême de celui QUI SE VIT comme fou, au plus profond de lui-même, dans le regard qu’il porte sur lui-même.
    Savez-vous qu' »on » peut vivre très mal… la fascination d’une certaine société anticonformiste et marginale pour la souffrance de celui qui se vit comme fou ?
    Que cette fascination traduit une espèce de nostalgie mal placée pour la liberté illusoire du « fou », alors que celui-ci n’est pas plus libre que vous et moi, et plutôt… moins libre.
    Il est important de ne pas tomber dans le panneau o combien réducteur de s’imaginer qu’en incluant tout le monde, ou en se disant qu’on veut inclure tout le monde, on va faire chuter la capacité de l’être humain de S’exclure.
    Les bons sentiments peuvent être dévastateurs, et desservir les personnes même qu’on voudrait.. inclure. Ils ont une fâcheuse tendance de devenir du sentimentalisme mal avisé.

    L’étrange accouplement entre folie et art remonte probablement au Paléolithique quand nos ancêtres dessinaient sur les parois des cavernes. Il traverse la pensée esthétique de l’Occident depuis des millénaires maintenant.
    Il ne faut pas pourtant confondre folie et inspiration (divine/poétique).
    C’est important de maintenir cette distinction. Les artistes « fous » n’étaient pas créateurs lors de leurs passages par le creuset de la psychose active. Ils étaient plutôt.. prostrés.
    Ce n’est pas un état enviable… crois-moi. Et pas « productif » pour deux sous.

    Pour la colonisation de notre langue française par le verbe du marketing (chiantifique) américain, mieux vaut s’abstenir de reprendre cette langue dans sa bouche, ou ses billets, et lui laisser marquer des points sur la place publique. C’est ainsi qu’on résiste le mieux sur ce dossier. Au risque, bien entendu de devenir.. un artéfact, mais des fois, on doit suivre ses convictions, n’est-ce pas ? quel qu’en soit le prix…

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