Tuer le Père-Bescherelle

Bien plus qu’un moyen d’expression de la pensée, la langue est avant tout un lieu d’interactions sociales, de liens et de conflits. Vénérée et archaïque, la française aime l’autorité et les privations de libertés.

Seule langue d’Europe a être à ce point persuadée de sa supériorité qu’elle se doit de rejeter tout ce qui la dénaturerait, la langue française dispose d’une histoire particulière et fantasmée. De cette histoire vient que le français n’est pas toujours un outil, mais parfois une prison de mots – un congélateur à paroles, comme l’eût dit Rabelais. Si les écoliers espagnols ne font que des errores et les petits anglais des mistakes, seules les têtes blondes françaises font des fautes qui les conduiront tout droit en enfer. Si derrière le mot faute – évocation directe du vocabulaire judéo-chrétien de la culpabilité – se cache l’enfer, c’est bien celui d’une grammaire figée et réactionnaire, un tantinet nationaliste.

Se leurrer sur celle qu’on aime.

Il y a, en France, rareté de l’histoire des idéologies, un lien affectif à la grammaire : plus elle nous entrave et plus on l’aime. Oublieux de tuer le Père-Bescherelle, nous vénérons son pouvoir de contrainte, persuadés que nous sommes de l’avoir dépassé – c’est loin d’être le cas. Qui maîtrise encore la règle d’accord du participe passé passif des verbes pronominaux en construction indirecte (les jours se sont succédé_) ? Rien que la dénomination de la règle justifierait une révolution libertaire.

Mais plutôt que de faire la révolution, nous relisons nos textes pour ne pas laisser passer la moindre faute, et traquons celles des autres. Nous avons peur de nous faire castrer la langue. Peur qu’on nous dise, en infra-texte : Tu ne sais même pas parler ! Corollaire de cette peur : nous l’infligeons aux autres, pour nous venger. D’où vient ce rapport d’agressivité sous-jacente et permanente, cette vénération pour une grammaire violente ?

Il y a l’explication habituelle que la complexité du système en fait sa beauté et sa finesse, mais l’idée que la justification de la difficulté de la langue française se trouve dans sa supériorité est inepte : la supériorité reste à prouver. Il ne faut pas confondre rayonnement culturel déclinant et argument d’autorité grammaticale. Ensuite, les faits démontrent bien que la langue réelle, celle que l’on parle sans se surveiller, est bien loin du code des grammaires : combien de fois avez-vous utilisé à l’oral un véritable nous ? On l’emporte systématiquement, sauf à l’école. Pleine de passés simples et d’après que + indicatif, la langue dont parlent les manuels n’est pas la langue française : elle est un fantasme. Un fantasme du bien dire et du bien penser, qui s’appuie sur l’idée qu’il y aurait une conduite à tenir, en d’autres termes une morale.

Aucun argument rationnel ne vient appuyer l’assertion de Boileau : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement », si ce n’est cette idée magistrale qu’un texte fautif est un texte inintéressant et que l’orthographe est un marqueur d’intelligence. Or l’orthographe est avant tout un marqueur de milieu socio-culturel, de niveau d’éducation : un merveilleux outil de discrimination !

Une langue bâtarde.

L’explication réelle de cet attachement à la grammaire, plutôt que de se trouver dans le pseudo-patriotisme d’une supériorité culturelle française, est peut-être à rechercher dans l’histoire de la langue, et dans la dimension sociale de cette histoire. Habituellement, une langue, après la période de grand flou qui préside à sa naissance, se choisit un étalon cohérent et le fait adopter par l’ensemble de la communauté linguistique : c’est la naissance d’un idiome homogène. C’est ainsi que l’italien standard est fondé sur le dialecte italo-toscan de Dante, que l’allemand se réfère à la langue de Martin Luther et que l’Hébreux tire ses codes de la langue talmudique. Ensuite, cette forme codifiée évolue avec le temps en fonction des besoins : c’est le principe fondamental qui veut qu’une langue soit en mouvement perpétuel pour s’ajuster aux besoins des locuteurs. Mais dans le cas du français, les choses ne sont pas aussi nettes : l’identité de la variété dialectale qui s’est imposée aux autres est contestée, et entourée d’une mythologie scientifique. Les linguistes, au tournant du xixème et du xxème, ont voulu identifier ce glorieux ancêtre lointain au Moyen Âge – le Moyen Âge était à la mode chez les Romantiques. En plein conflit contre les Prussiens, il fallait prouver que le français ne venait pas des « barbares » germaniques, mais qu’il descendait directement du latin. Comme ils n’ont pas trouvé ce dialecte originel, ils l’ont inventé : le francien, langue fantôme dont on n’a pas de trace, définie cependant par sa pureté généalogique, parlée à la fin du Moyen Âge autour de Paris.

Langue complexe – langue du complexe.

Au fond, l’ancêtre du français, l’origine de notre grammaire autoritaire, devrait plutôt être identifié dans la langue de l’aristocratie parisienne de l’âge classique : elle commence à se former au xvième siècle, et se fige aux xviième et xviiième siècles. Et c’est là l’origine du sentiment de supériorité du français : la langue française naît par la sublimation d’un complexe d’infériorité. Le xvième siècle, culturellement, c’est le règne de l’Italie : sa Renaissance, commencée un siècle en avance, se répand dans toute l’Europe. Face à cela, l’élite intellectuelle française se sent minable et tente de prouver sa valeur (Moi, mon papa, il est mieux que le tien). Avec La Deffense et Illustration de la Langue Françoyse de Du Bellay, les grands esprits du temps font du français un objet de révérence et de désir. Ils inventent le culte d’une langue qui ne sert pas mais qu’il faut servir. Et qui ne supporte pas la remise en question : pour masquer l’état encore informe de la langue française, rien de plus efficace que la création d’un tabou. Le respect de la langue devient une question morale, et l’absence de fondement mène au fondamentalisme : puisque la langue est injustifiée, on va nier la possibilité du doute.

Ainsi, il n’est plus possible de s’écarter de la norme et déjà, les considérations des grammairiens se font porteuses de jugements : Tory, grammairien du xvième, dit à propos de ceux qui parlent le jargon parisien : « Me semble qu’ils ne se montrent pas seulement dédiés au gibet, mais qu’il seroit bon qu’ils ne fussent onques nés. » Lui et ses collègues proposent une liste de différences dans la prononciation pour deviner l’extraction sociale, et en même temps qu’ils lancent la standardisation de la langue, ils sanctuarisent la glottophobie : la discrimination linguistique.

Dans certains pays, ainsi que dans un certain nombre d’instances internationales, la glottophobie est réprimée, classée entre le racisme et le sexisme. En France plus qu’ailleurs, la glottophobie n’est pas perçue comme une injustice mais comme une exigence intellectuelle – c’est le monde à l’envers. Signe d’une défaillance généralisée du système, la prégnance de ce système d’exclusion et d’aliénation dans le « pays des libertés » montre bien qu’on est loin du compte : vous n’êtes pas libres de parler votre français, mais celui des autres. On est ici bien loin de protéger le système linguistique d’un effondrement généralisé : ce n’est que du social. Tandis que les journalistes à l’accent du Sud sont cantonnés à la presse écrite et que les francophones africains sont sous-titrés plus que de raison, les enfants d’immigrés ou de quartiers défavorisés se voient à jamais fermer les portes de l’ascension sociale, de cette « méritocratie » fictive – dont le nom-même est incorrectement formé, alliant racine latine et grecque. Un mot bâtard et métissé qui promeut l’assimilation et le rejet de la différence.

La Convivialité, Arnaud-Hoedt, Jérôme-Piron, Arnaud-Pirault © Kevin-Matagne

La Convivialité, Arnaud Hoedt, Jérôme-Piron, Arnaud-Pirault © Kevin-Matagne

Servitude volontaire – La Convivialité.

Il faudrait alors oser le geste d’Arnaud Hoedt et Jérôme Piron, enseignants et théâtreux belges, et appliquer à la langue le concept de seuil de convivialité du philosophe Ivan Illich : la limite entre l’outil qui sert l’usager et l’usager qui sert l’outil, qui en est dépendant. Peu de langues au monde ont cette capacité de discrimination qu’a la française. Elle réunit une complexité profonde, un système éducatif dépassé et une fascination. De là, toutes les discriminations deviennent possibles, et cette langue-outil est devenue une langue-tyran, un outil de reproduction de l’élite et de jugement pseudo-intellectuel. Il n’y a plus de liberté face à la langue, mais l’impératif de faire correspondre sa langue avec celle, fantasmée et obscure, des grammaires. Même plus de liberté de réformer, l’académie contemporaine reniant le travail qu’elle avait accompli en 1990, face au tollé général… Il est révélateur de voir comme ceux dont on simplifie la vie en rabotant les formes devenues nécrosées préfèrent garder leur cancer et perpétuer les générations de dyslexiques.

Sommés de parler la plus belle des langues, n’ayant pas abandonné l’idée issue du mythe de Babel que leur langue s’élève au-dessus des autres langues, les Français portent sur leurs épaules le poids d’une grammaire inepte et intolérante, pétrie de fierté nationale. Les patois ont disparu sous le rouleau compresseur de l’unification linguistique opérée par les instituteurs de la Troisième République, les langues régionales fondent comme neige au soleil en plein dérèglement climatique, les accents sont devenus sujets de moqueries, la novlangue des politiques et du capitalisme se sature d’éléments de langage et d’anglicismes pour masquer son incompétence : le monde change, et pendant ce temps les enseignants continuent de professer la bipolarité névrotique de l’auxiliaire avoir.

Photographie à la Une : Legal gavel © Sebastian Duda.

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