Maxime Kurvers, Dictionnaire de la musique

Ou comment bétonner le 4ème mur.

Hommage à Diderot (3).

C’est quasiment par l’oreille que « le divin parasite que Diderot fréquentait » m’attrape, alors que je passe par hasard sous les arcades du Palais Royal. Il me traîne sans ménagement et me jette dans la brasserie qui est là, et il m’impose de lui offrir à boire.
Le Neveu (après une première gorgée et un claquement de langue) : Alors Monsieur le rédacteur, Monsieur Carnet d’Art d’Otcom, après m’avoir sollicité par deux fois (voir ici la première et là la deuxième), voilà qu’on ne donne plus signe de vie ?

Carnet d’art : C’est que je…

Le Neveu : C’est que je, c’est que je ! Il faut absolument que vous écriviez sur Le Dictionnaire de la musique, de Maxime Kurvers, qui est passé au CDN d’Aubervilliers.

Carnet d’art : Là-dessus ? Mais non… ! D’abord, le spectacle n’est plus d’actualité, la dernière a eu lieu le 11 décembre. Et puis c’était un four invraisemblable – à quoi bon perdre son temps… ?

Le Neveu : Si vous aviez écouté vos messages téléphoniques, si vous étiez venu me voir plus tôt, votre papier eut été dans l’actualité. Tant pis pour vous. Mais il faut absolument l’écrire.

Carnet d’art : Mais pourquoi ? (Il ne parle même pas de votre oncle !) (Il ne parle d’ailleurs pas de musique !)

Le Neveu : Vous ne percevez pas combien un plantage pareil est mystérieux ? Vous ne vous intéressez pas aux mécanismes de l’échec ? Comment un spectacle réfléchi par ses auteurs, construit et mis en place avec soin, mettant à l’ouvrage toute une équipe, peut donner une chose aussi faible, qui laisse le public de glace, quand il ne provoque pas chez lui des sarcasmes et des rires peu charitables ?

Carnet d’art : Non… pas vraiment. Je pense qu’ils n’ont pas été à la hauteur de leur projet, qui est resté fumeux, voilà tout.

Le Neveu : Vous ne croyez pas que vous vous devez de prêter une parole réfléchie (hum, hum, si vous en êtes au moins capable quand je ne vous souffle rien) à tous ceux qui, dans le public, comme vous et moi, ont souffert en regardant ce massacre pendant une heure et demi ?

Carnet d’art : Ben…

Le Neveu : Vous ne croyez pas non plus que vous devez à la mémoire même de Diogène le cynique, notre patron, du moins le mien, le sage champion dans l’art de mettre les pieds dans le plat…
… cet homme merveilleux qui crachait au visage des gens quand ils lui disaient de ne pas salir leur maison, et qui leur expliquait ensuite que c’était là le seul endroit qu’il y trouvait pour servir de pot de chambre…
… autre façon pour lui de dire : « Je cherche un homme », sur l’agora, en tenant une lanterne allumée en plein jour…
… et qui disait à Alexandre, qui voulait lui accorder une faveur : « Ôte-toi de mon soleil »…
… vous ne croyez donc pas que vous devez à sa mémoire de chercher une méthode pour dire la vérité, et ne pas vous laisser impressionner par le fait que ce spectacle soit programmé par le Festival d’Automne, et que le metteur en scène sorte de l’école du TNS, etc. ?

Carnet d’art : S’il s’agit d’honorer Diogène, alors… je me rends !

Le Neveu : Et vous ferez bien. Alors, qu’en avez-vous pensé ?

Carnet d’art : Du Dictionnaire de la musique ? Mais… rien : un ennui profond, des scènes peu convaincantes, souvent bébêtes, ou pauvres, oui c’est ça : superficielles. Comme s’ils avaient bâclé leur sujet.

Le Neveu : C’est tout ? C’est un peu court, jeune homme !

Carnet d’art : Que dire de plus ? Faisons comme les autres, passons notre chemin, ou bien, s’il le faut absolument, quelques mots compassés…

Le Neveu : Vous n’avez donc pas été fasciné par cette scène où les comédiens, misérablement, marchent tous ensemble du fond du plateau vers l’avant, et retour, pendant qu’un aveugle accorde le piano à queue disposé au milieu, légèrement décentré ?
L’aveugle accorde le piano. Donc il tape sur une touche cinquante fois et il n’y a que lui qui perçoive une différence lorsqu’il tourne sa clef d’un micron et demi. Puis il passe à la touche suivante. Cela prend des millions d’années et contribue à rallonger l’ennui. Et pendant ce temps, des notions sont projetées à l’écran.
Les comédiens les regardent, nous aussi, donc on a compris : le prochain aller/retour sera en rapport avec la notion. « Harmonie », ou bien « guitariste » ou je ne sais quoi : de toutes les façons leurs déplacements n’évoquent rien ; soit ils vont plus vite, soit plus lentement, soit ils se décalent, soit ils en perdent un en route… C’est mièvrement nullissime, ça ressemble à un cours élémentaire de théâtre, les comédiens ont d’ailleurs l’air de débutants, ils sont d’une maladresse dont on ignore si elle est voulue, car elle n’est pas expressive.
Avez-vous vu le début du dernier Niangouna, par ailleurs un spectacle pas terrible, mais au moins la scénographie y est réussie ? Les comédiens, dans ce spectacle-là, au tout début, se déplacent eux aussi tous ensemble, sur un grand plateau carré. Mais le plateau a quelque chose d’une surface de verre. Et la synchronisation des marcheurs est absolument parfaite, jusqu’au léger déhanchement qui les place alors… sur l’océan. Ils marchent et ils tanguent imperceptiblement. On ne s’ennuie pas.
Chez Kurvers, rien de tout cela. Mais qu’est-ce qui ne va pas ? On pourrait dire : 1/ ce n’est pas beau, ils sont habillés sans recherche, ou plus exactement : outre qu’ils sont mal fagotés, leurs silhouettes n’ont rien à dire (et pourtant le public les regarde et cherche à percevoir des signes! Il cherche à lire !) ; 2/ ce n’est pas impeccable : le travail purement chorégraphique paraît bâclé, ils se regardent pour s’attendre, ils regardent leurs pieds, c’est ni fait ni à faire ; 3/ l’imperfection conduit au brouillage des signes, si tant est que quelque signifiant ait bien été figuré-là, parce qu’on finit par en douter. Bref, le metteur en scène n’a pas dirigé ses acteurs, c’est évident, et il n’a pas même eu une représentation exacte de ce qu’il voulait leur faire faire – les pauvrets.
Et c’est bien là le problème, à mon avis, de ce metteur en scène sur ce spectacle. D’ailleurs, vous l’avez énoncé tout à l’heure, ce problème (vous ne manquez pas d’acuité, finalement).

Carnet d’art : Quel problème ?

Le Neveu : La fumée ! Au propre comme au figuré. C’était de bout en bout… fumeux. Et quelle terrible chose que cette mise en scène fumeuse qui s’achève par un enfumage réel ! Véridique – vous l’avez vécu comme moi – un tuyau, qui sort du mur, côté jardin, se met à débiter des quintaux-tonnes de fumée blanche, laquelle remplit le plateau, puis très vite vient désagréablement plonger le public dans un brouillard épais.

Carnet d’Art : Hélas c’est vrai. Il y avait peut-être une intention symbolique. Mais personne je pense, dans le public, n’a dû échapper à l’idée de l’enfumage.

Le Neveu : C’était fort désobligeant. Admettons même que l’intention ait été d’enfumer réellement le public. Par exemple de lui faire comprendre que la musique est une drogue ou quelque chose de ce genre, et qu’on l’avait enfumé, le public, depuis le début, par des évocations simplettes et ennuyeuses parce que c’était voulu – « c’était voulu vous comprenez ? ». Pour le coup, le metteur en scène aurait été cynique. Mais n’est pas cynique qui veut !
Et pourquoi ce cynisme est-il aussi raté (et que Kurvers ait voulu être cynique, encore une fois, c’est déjà loin d’être évident) ? Parce que s’il y a une personne avec laquelle même Diogène ne pourrait pas être cynique, c’est le public.
Le cynisme, c’est l’art de briser les discours solides et opaques auxquels chacun se raccroche pour se croire exister (mauvaise solution, car au lieu d’exister, on s’y croit et c’est tout). Or un public de théâtre ne se pique de rien. Ce n’est pas un public de croyants. Il est prêt à tout entendre, il ne préjuge de rien.
Si Diogène ne pouvait pas trouver d’homme sur l’agora, il aurait pu, s’il l’avait voulu, trouver un truc approchant, dans le théâtre de son temps, et ce truc s’appelle le public (mais son socratisme devait l’en écarter – il ne pouvait pas tout savoir ni comprendre, tout de même, depuis son tonneau). Le public existe. Le public est sujet. J’assiste à une représentation théâtrale, donc je suis. Et être sujet c’est ne pas s’y croire. C’est un acte simple d’existence, la subjectivité. Après, à nous de la nourrir, cette subjectivité.
Et donc si vous commencez à traiter votre public en lui prêtant des préjugés et des prétentions, vous êtes la dernière des brutes. Si par dessus le marché, vous faites passer ce public par la réduction des préjugés méthode cynique (mettre les pieds dans le plat), ça ne marche pas. Qu’un personnage soit enflé de sa personne et qu’un autre le ridiculise, d’accord. Mais on ne ridiculise ni ne méprise le public, et on ne lui administre pas de leçon cynique. Parce que tout simplement ça tombe complètement à plat. Le public, c’est lui qui vous donne ce genre de leçon. Voyez comme il toussote dans cet enfumage, sans perdre sa dignité.

Carnet d’Art : Il y a aussi cet étrange moment de commedia dell’ arte distanciée…

Le Neveu : Avez-vous compris, vous, le rapport entre l’opéra et la commedia ?

Carnet d’Art : Eh bien, c’est à cause de Paillasse. En fait les comédiens vous jouent le livret de cet opéra de Leoncavallo.

Le Neveu : Ah c’est donc ça ! Franchement, ils nous mettent le mot opéra sur l’écran. Et ils nous jouent le livret de Paillasse. Est-ce que vous y comprenez quelque chose ? Je ne parle pas de comprendre, intellectuellement, que, oui, dans cet opéra-là il y a une sorte d’absorption du théâtre. Je ne parle pas de comprendre intellectuellement que, tiens, la musique, le chant, le théâtre… Non, je parle de saisir de quoi il s’agit sur la scène, je parle des effets que cela peut avoir sur le public.
Au fond voilà : vous prétendez faire un spectacle qui s’appelle Dictionnaire de la Musique. Bon. Pourquoi pas ? Vous choisissez cette notion : « opéra ». Vous projetez ce mot sur un écran noir. Que doit-il se passer ensuite, je n’en sais rien. Mais vous en avez suffisamment fait pour que votre public soit en droit d’exiger quelque surpassement, quelque éclairage spirituel et émotionnel, et que cela lui fournisse quelque chose de vrai et d’essentiel au sujet de l’opéra.
Le public veut bien qu’on lui joue le livret de Paillasse, il veut bien admirer les habits superbes (pour le coup dans ce passage-là les costumes sont éclatants, surtout la robe de Colombine), il veut bien passer sur l’artifice de la distanciation (chaque comédien lit son texte en italien en tenant le livre à la main, d’une voix monocorde et du ton le plus inexpressif possible, pourquoi pas ?), mais quoi ? Il s’ennuie, il lâche l’affaire. De quoi s’agissait-il ? Bien malin qui pourra le dire.
La vérité c’est que le metteur en scène, dans ce projet, semble avoir élevé des murs d’incompréhension qui le séparent de tout le monde : de ses comédiens, de ses collaborateurs et du public. Et de lui-même. Un mur, et même un labyrinthe de murs, où il s’est perdu. Là-dedans, il a fini par être dévoré par le minotaure. Résultat : un four.

Carnet d’art : Eh bien vous êtes content ? Vous l’avez suffisamment éreinté, ce spectacle ? Je peux rentrer au journal ?

Le Neveu : Un moment. Tout cela m’a donné soif, cher ami.

Photographie © 18.03/71.

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