Un œdipe culturel

Les arts antiques n’étaient pas arts. Nés du même utérus, certains ont tué le Père sous l’influence du siècle. C’est l’explosion de leur parole commune. La parole monodique se fait enfin polyphonique.

Productions techniques au même titre que la médecine, les discours judiciaires et l’élévation de murs ou de charpentes, les arts répondent au grec tékhnè et au latin ars : « facture selon des règles préexistantes ». Loin de valoriser la créativité, ils se définissent par l’inscription de leur pratique dans un patrimoine culturel. Mais cette culture n’est pas encore notre culture – ou plutôt, elle l’est déjà : le verbe originel colo, duquel dérivent nos « culturel » et « cultuel », signifie : « habiter, cultiver, honorer. » Le champ sémantique de la culture fusionne ainsi avec celui du culte, du geste rituel, et ce, dès l’origine.

C’est ainsi que les premiers Grecs commencèrent par sculpter des objets de culte : des sobres xoana – effigies de bois rituelles – aux fastueuses statues chryséléphantines – assemblages d’or et d’ivoire, notre statuaire naît du contexte religieux païen. De même pour l’architecture monumentale. Quant à la musique, à la danse, à la parole proférée, c’est-à-dire aux arts vivants, ils naissent autour de cette cérémonie dionysiaque qui accouchera du théâtre des Grecs : ils sont la pratique cérémonielle, par le peuple assemblé en son entier, puis par seulement quelques officiants. Ce qui engendre le théâtre antique : des spectateurs sur des gradins, qui regardent deux ou trois acteurs sur scène et une dizaine de danseurs et chanteurs dans la fosse d’orchestre, tournant autour d’une petite statue de Dionysos et d’un autel sacrificiel.

Le temps théâtral est le lieu de réunion de tous les arts : au même moment sont en jeu toutes nos catégories modernes de pratiques artistiques, mais, déjà, le grand prêtre de Dionysos n’est plus sur scène et se retire au centre du premier gradin : les arts ont commencé à évacuer leur dimension religieuse. Alors que l’autel sacrificiel disparaît du centre de l’orchestra, la mythologie se fait motif, pré-texte aux vers tragiques. Les arts tombent dans le domaine politique, puis glissent vers la sphère privée : ainsi, après avoir été essentiellement supports du geste religieux, les arts figurent les grands temps de la vie civique, avant de figurer de grands hommes, et finalement de riches hommes.

C’est peut-être la révolution la plus retentissante de toute l’Histoire de l’Art. Tout le reste n’est que bagatelle technique, mais ici se tient le pivot monumental autour duquel gravitent des siècles de pensée et de pratique : d’un art conventionnel support de discours, d’un art pratique, jaillit sans dire son nom un art pour la première fois inutile. Qui deviendra notre art, puisqu’inutile. Débarrassé de toute utilité cultuelle, il peut parler librement : chanter la beauté d’une mer couleur de vin, moquer telle catégorie de la société, réfléchir les grands enjeux civiques… Celui qui était objet devient voix. Voix de l’artiste, du commanditaire, du monde et de tous les inconscients qui s’y trouvent ; voix autonome.

Si l’objet cultuel continue d’exister dans son indispensable utilité au geste du cérémoniel, il commence à s’embellir inutilement, se développant aux marges de l’utilité, se teintant de ce qui se passe du côté de l’art séculier, qui chante le réel pour le simple plaisir de chanter. Sous l’influence de l’élaboration esthétique de l’art séculier, c’est la naissance de l’art religieux, qui chante et sert à la fois.

La domination romaine et l’arrivée du christianisme n’ont rien changé à cette situation. Désormais évoluent parallèlement deux arts : celui qui tend à louer Dieu et qui tire de Lui et de sa soumission son efficacité artistique, et celui qui tend à procurer un plaisir esthétique par lui-même. Si les deux modalités discutent, elles ne sont plus en co-présence : les arts religieux se rencontrent lors de cérémonies circonscrites par le dogme chrétien, et le chant, le théâtre, l’architecture et la statuaire se retrouvent lors des messes médiévales, tandis que les arts profanes se rencontrent à nouveau dans les formes héritées du theatron grec : à l’opéra, au théâtre, au ballet ou dans les foires populaires, ancêtres de nos festivals en plein air.

Ce n’est pas qu’une boutade : les arts ont une histoire mentale ; nés de la même matrice, ils se sont divisés en s’émancipant de leur géniteur et ont affirmé leurs distinctions, faites d’emprunts et de rejets. Et depuis, leur monde est ordonné, par pratiques et par finalités, et pour longtemps encore.

© Photographie : Florian Lévy

1 Comment

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    Répondre août 10, 2016

    Debra

    Une parole dans le vide interstellaire ?

    Sur France Musique, l’année dernière, j’ai entendu une citation de Bernard Maris dans lequel celui-ci a proféré « tout ce qui est fonctionnel est laid ». Prié de traduire « utile » en « fonctionnel ».
    J’ai été profondément attristée par ce credo de Bernard, dans ses derniers jours.
    Car il s’agit bel et bien d’un credo. Un credo qui met en échec la possible conjugaison du beau et de l’utile, pour notre plus grande perte.
    Le pôle « utile/inutile » pour définir notre recherche de sens en ce moment ?
    C’est le triomphe d’un certain courant de la pensée (o combien bourgeois, et je ne l’entends pas comme un compliment ici) de la Renaissance, qui nous a conduit droit à l’impasse (pour l’art…) où nous nous trouvons à l’heure actuelle.
    Si on substitue le mot « grâce » à « inutile », de nouvelles possibilités de compréhension s’ouvrent.
    Je n’ai pas l’intention de faire une recherche étymologique du mot « évacuer » ici, mais le fait que le grand prêtre SE RETIRE de la scène du théâtre ne signe pas sa disparition, pas plus qu’à une autre époque, on pensait que Dieu, se retirant de la scène de la création, avait disparu, ou était mort, par le fait de notre (piètre, très piètre) meurtre.
    Ce n’est pas parce qu’on ne voit pas quelque chose sur scène qu’elle a disparu, ou qu’elle n’existe plus. Ce constat est fondamental.
    Que de confusions, là.
    ..
    Pour Oedipe, il est caractéristique de notre époque o combien inculte, d’occulter le fait qu’Oedipe, COUPABLE d’avoir tué son père par tragique méprise, est néanmoins anéanti en partie à cause de ce meurtre. Si… nous avions des oreilles pour entendre cette mise en garde, qui relativise le rôle de la volonté d’un individu dans le sort qui est le sien, nous redécouvririons la réflexion. Mais je ne retiens pas mon souffle, là.

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