Au loin les couteaux lancés dans le vide immense – Épisode 2

Le cerveau humain reste un mystère dans ce XXIème siècle de cinglés… On sait encore très peu de choses sur lui… Mais attention, la recherche avance à grand pas, un traitement par jour contre Alzheimer, et des bagatelles de découvertes, de nouvelles données… Les labos sont en ébullition, les scientifiques refusent d’y sortir… Le cerveau est semblable au plan d’une ville où figurent ses avenues, ses mille ruelles, ses bouches de métro, ses sex-shops, etc… Le but serait à long terme de le cartographier en sachant que nous (ils) connaissons actuellement que 0.001% du plan ! Imaginez ! Colomb débarquant en Amérique, sale et fatigué, halluciné devant cette terre inconnue où tout reste à découvrir…

Et bien moi, elles sont là, ces créatures, ces amazones, qui me hantent… surtout la nuit. Elles s’incrustent dans mes rêves, comme ça sans prévenir, elles apparaissent furtivement, dans l’état de semi conscience qui précède le sommeil, antichambre du rêve, je les vois qui danse, elles sont magnifiques, elles rient, se moquent de moi, ‘tu te souviens, t’étais pas si mal dans mes bras’ à l’autre de renchérir ‘ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ?’ ‘Oh mais que tu as vieilli’, elles me préparent une nuit d’enfer, en somme elles veulent ma peau… Elles font leurs vies, dans les ruines de mon cerveau, les lieux sombres, les zones non répertoriées, la zone du Stalker, les dédales où traînent des débris de souvenances, des ombres de bacchanales et d’orgies, rêves égarés ou en attente… souvenirs d’enfance… de grand père… de quand on était que joie…

*

J’arrive au fait, vieux G.… Ça m’est venu soudainement, l’autre jour, comme une apparition, je me baladais dans le parc solitaire, près du cimetière, substantiellement vide. Il faut dire que je me rendais au travail, il aurait été une corde pendouillante au vieux frêne que j’eusse probablement passé la tête, une vieille femme pour m’achever, pliée en deux et boiteuse, vint me rappeler la précarité de mon existence et c’est là, au beau milieu de ce sinistre tableau, entre deux battements d’ailes d’une givre, que son visage transperça mon esprit vacillant.

C’est une histoire comme tu les aimes, de celle qui redonne un peu de vie quand elle resurgisse à la mémoire. C’était un soir d’été. Cette saison qui précède l’élégance discrète de l’automne. La joie de vie exhibée sur des plages infectes. C’était un soir d’été, dans un de ces casinos du Sud de la France. Je sortais d’une boite à ennui, seul, mes amis morts sans doute à l’intérieur, mon âme mise à l’épreuve par l’infâme musique, par tous ces corps imbéciles se frottant frénétiquement entre eux. J’avais besoin de solitude, le casino me paraissait l’endroit propice, moins bruyant surtout, j’étouffe toujours dans ces putains de boites. Besoin de sensation. Gagner, perdre, détail du jeu. Je laisse ça aux types jouant leurs entrées dans les clubs. Vingt euros au change. Pas de quoi me payer une couleur. Ç’aurait été apaisant une couleur. J’aurais pris bleu… La table était bondée de monde, ça jouait des coudes, prêt à tout pour un p’tit jeton. Ma soif de quiétude attendra ; la partie commençait. Je me faufilai, luttai, plaçai ; noir rouge passe impasse. Les tours s’enchaînent, la boule tourne, rebondit. Je mets ma chair aux enchères ; quatre mises, quatre échecs. Mon désespoir se prolongeait sur la table. Autour de moi les fous. Cinq euros en mains. L’agitation grandit, des types partent, reviennent, entraînent leurs belles dans leurs pas satisfaits. Le défi dans chaque visage… Et cela me flingue de voir ces regards… Et c’est là qu’elle est apparue. Comme une réponse à ma détresse. Comme un phare dans la nuit… Belle comme un soleil d’hiver, comme une pluie de samares sur la mousson. Inaccessible et fière… Tout à coup, elle entraîne mon monde entier, sa démarche souple, altière, à chaque pas une danse… Elle demande cinq cents euros au change. Un type lui laisse sa place, essaie d’être élégant. Elle le considère, le remercie… La Russie est dans son accent, Petersbourg dans la folie de son regard. Elle ouvre son bal. Pair, impair 14 en plein, tout s’enchaîne. Elle rafle, se moque de ce qu’elle gagne, entraîne la tablée dans son inconscience, les mises défilent, les verres se vident, tout n’est qu’illusion ; j’ai arrêté de jouer. Je la regarde. Nos regards se croisent, se fixent. Mon unique jeton dans les mains attire son attention. Je le fais tourner nerveusement entre mes doigts. Je sue à grandes gouttes… Un sourire se dessine sur son visage. Ses lèvres s’ouvrent :

— Joue ! Souviens toi d’Ivanovitch !

Mon cerveau encaisse l’ordre dans un bruit sourd. Je ne comprends plus rien. Je lui rends son sourire, jette mon dernier jeton me rattachant à cette table. Il tombe sur le rouge. On verra ce que ça donne. Le 16 tombe en plein. Mise doublée. Dans la confusion des corps qui s’entrelacent à la recherche des mises, je la vois me sourire. Ses yeux me lancent un duel. Il n’y a plus que nous. Autour de moi les fous.

— Joue ta peau Ivanovitch !

Je ne lui réponds pas. Le manège continue… ‘Tendance à rouge’ me burine dans les oreilles un type éméché. Il a peut être raison. Je mets tapis. Elle se fout de la tendance présumée, mesure l’avis de personne. Mise sur noire. Le croupier envoie valser la boule blanche, le geste est limpide, bien fait. Et dans le bruit étourdissant, je le trouve beau. 32 en plein. Je lève la tête, trouve son regard.

— Joue ta peau Ivanovitch !

La lutte continue, les tours s’enchaînent, la fièvre monte, elle m’enivre… Le temps n’a pas de prise, les visages se succèdent autour de la table, les croupiers changent, mais son sourire, à elle, demeure… J’aurais voulu mourir sur cette table… devant cette apparition… semblable à une Vierge de Kazan…

*

Et quand dans ce bas monde mon désarroi prend le dessus, je me souviens de son sourire. Il m’aide à supporter les heures trop longues, et je me dis que quelque part… On a joué plusieurs heures. Je ne sais plus combien exactement. On n’a pas échangé un mot. Juste ces regards, ses injonctions princières et nos folies… Elle était Russe. On a tous nos petites histoires, celle-ci est bien minable à vrai dire… Il s’est rien passé… Et telle Olga la Blonde, elle s’est levée. Elle m’a regardé, a changé ses jetons en un seul et unique, pour le poser sur le noir. La tendance était à rouge.

— Joue ta peau Ivanovitch, la tendance n’est qu’éphémère !

Son corps se tourna, sa chevelure exhala un doux parfum, et s’en alla dans l’étreinte des lumières grisantes du casino. La petite boule blanche tourna, ricocha, et s’arrêta sur le 8…

Dans un sursaut, j’ai bien essayé de la retrouver… Oh j’ai cavalé cette nuit là… ‘Vous auriez pas vu une jeune femme’ que je disais, possédé… ‘Non désolé Monsieur… Vu personne…’ Je devais faire peur à voir… Je m’agrippai à leurs bras… Je gueulai à la mort… Puis j’ai arrêté les recherches… à une borne du casino qu’elles m’avaient conduit… J’étais fatigué… Je voulais rentrer à présent… plus voir personne… m’oublier… Même pas l’ombre d’une passion… J’ai un peu survendu mon histoire, vieux G., avec ma grande gueule… j’aurais pu en raconter des plus salaces… des plus érotiques… j’en ai vu des vertes et des pas mûres tu sais… Mais ces histoires je ne les retiens pas… On vit plus ou moins les mêmes tragédies… Ça sonne faux… Quant à la Russe, je garde un drôle de truc dans mon cœur ou plutôt sur ma peau, peut-être son odeur… Je la revois la nuit… Parfois…

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