L’amour dure trois siècles

Liberté et Démocratie, un si joli couple se déchirant aujourd’hui en morceaux.

Elle est là.
Seule dans l’ombre du balcon, elle s’accoude à la balustrade en soupirant. Du haut de son perchoir, elle contemple à nouveau le désespérant vide des lieux. D’un pas léger, presque fantôme, elle s’éclipse discrètement, jetant derrière son épaule un dernier regard empli d’une infinie tristesse.

Elle, c’est la Liberté. Et là voilà quittant l’Assemblée nationale, au soir d’un vote impactant la Constitution, et n’ayant réuni qu’une poignée de représentants du peuple. Une colère sourde monte en elle. Il semble qu’elle n’occupe plus une place aussi grande dans le cœur de la Démocratie.

Donner la possibilité au peuple d’être représenté par des semblables, quelle que soit leur classe sociale, c’était pourtant alléchant. Terminée, l’omniprésence des puissants issus de la noblesse et du clergé qui prévalait jusque là dans les instances décisionnaires. On était alors au XVIIIème siècle et la Démocratie poussait ses premiers cris en France. Balbutiante, elle était porteuse d’idées nouvelles pleines d’espoirs, qui ont beaucoup plu à la Liberté. Le peuple allait enfin pouvoir s’exprimer, créer, entreprendre, bref, vivre plus librement qu’avant. Quelle révolution !

Cependant, la jeunesse est une période de la vie où l’on commet inévitablement un certain nombre d’erreurs. C’est à ce moment là que la Liberté a perdu ses premières illusions. Patiente, elle a supporté les premières dérives de la Démocratie. Impuissante, elle a vu s’éloigner les grands idéaux des débuts. Car peu à peu, la démocratie s’est pervertie. Certains ont commencé à s’accrocher à leur siège et aux privilèges qu’il accorde, s’éloignant progressivement de ceux qu’ils étaient censés représenter.

Prostrée là, quelque part, elle doit pleurer à
chaudes larmes la déraison grandissante qui s’est emparée de sa vieille compagne.

Cette profonde mais fragile histoire d’amour entre la Liberté et la Démocratie a duré près de trois siècles et semble arrivée à un moment charnière. Triste constat, au vu des belles victoires accomplies ensemble. Le suffrage universel, la liberté d’expression, le vote des femmes, la sécurité sociale, l’abolition de la peine de mort, ou plus récemment, l’égalité de tous les citoyens face au mariage civil.

Mais pour combien de déceptions ? Les manipulations, les errances, les absences, les mensonges et les fautes morales, n’ont cessé d’émailler leur histoire et semblent avoir eu durablement raison de leur amour. Le pouvoir, l’argent, sont des facteurs qui à haute dose deviennent gravement toxiques et ils ont pris une place trop importante dans cette relation. Ils se sont introduits insidieusement dans les rouages de la Démocratie et ont déréglé au fil du temps cette belle mécanique, s’attaquant aux éléments humains, trop facilement influençables. Les débats s’éloignent de plus en plus du registre idéologique pour servir d’autres intérêts que ceux du peuple. De cette situation naît l’incompréhension qui engendre elle-même du ressentiment et de la déception. Le travail des petits élus ou de députés ayant gardé leur rapport à la réalité est mis à mal et l’on ne se souvient que trop rarement qu’il reste des gens intègres. Alors, bon gré, mal gré, le système continue de fonctionner grâce à cette alchimie bancale, mais il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir.

Si nous citoyens, sommes légitimement déçus par les errances de notre système, on n’ose imaginer la peine immense que ressent la Liberté. Prostrée là, quelque part, elle doit pleurer à chaudes larmes la déraison grandissante qui s’est emparée de sa vieille compagne. Cachée dans les bribes de lucidité d’une Démocratie vieillissante, fatiguée, dépassée, elle restera présente au sein des bases qui assurent encore certaines permissions et droits fondamentaux auxquels il est difficile de toucher. Plantés là, au milieu des milliers de débris issus de leur histoire brisée, nous ne pouvons qu’espérer qu’elles pourront les recoller.

Dans l’attente de ce moment, nous devons les aider à se débarrasser de ce qui parasite leur amour, de ce qui freine leur réconciliation. Serons-nous seulement à la hauteur de cette tâche ? Aurons-nous la capacité, par nos réflexions, nos actions, nos votes, de laisser sur le bord de la route les mauvais ressorts et les piètres rouages qui dérèglent la Démocratie ? Cela semble tellement insurmontable… Mais nous leur devons bien ça, nous qui sommes depuis notre naissance nourris de leurs idéaux. Pouvons-nous seulement imaginer vivre autrement ?

Photographie à la Une © Loïc Mazalrey.

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